LE QUOTIDIEN : Les humanités médicales sont-elles assez présentes dans le cursus des médecins ?
CÉLINE LEFÈVE : Les dernières réformes ont assis la présence des sciences humaines et sociales (SHS) et des humanités médicales dans le premier cycle. Elles les ont introduites dans le deuxième cycle, notamment avec de nouveaux items, par exemple autour des discriminations et des violences dans le soin, des approches plurielles du corps et de la mort, ou encore du soin et de l’accompagnement dans la maladie chronique et le handicap. Certaines universités ont créé des enseignements obligatoires en 4e et 5e années, voire en 6e, pour préparer les examens cliniques objectifs et structurés (Ecos).
Cependant, le nombre d’heures de cours de SHS me semble encore insuffisant. Plus largement, les SHS sont implantées de façon très hétérogène sur le territoire, en fonction de la volonté des universités. Alors même que celles-ci promeuvent l’interdisciplinarité, en particulier dans les formations en santé.
Y a-t-il suffisamment d’enseignants en SHS dans les universités ?
Plus d’un tiers des facultés de médecine n’ont pas d’enseignants titulaires qualifiés en SHS ! Au-delà du problème numérique de recrutement, les apports propres des SHS ne sont pas toujours bien connus. Tout en contribuant à la formation professionnelle, leurs enseignements ne se réduisent pas à des connaissances à apprendre par cœur, déclinables en fiches synthétiques. Ils visent aussi à éveiller le questionnement des étudiants et à leur apprendre, sur un problème donné, à faire varier les perspectives.
Une autre difficulté est de faire reconnaître leur spécificité, car les SHS ne se confondent pas par exemple avec la santé publique ou la psychiatrie. Il faut enfin reconnaître la scientificité des recherches et des connaissances qu’apportent par exemple l’histoire, la sociologie, l’anthropologie ou la philosophie.
Un malentendu consiste à y voir un remède à la perte de sens qui touche le monde du soin et à la souffrance des étudiants : ce serait un raccourci. En revanche, les humanités peuvent aider à penser ces maux, à décrire l’histoire et le fonctionnement du système de santé, de ses professions, des relations soignants/soignés, et ainsi, à agir et transformer les choses.
Il s'agit moins de remédier aux problèmes que de penser le soin dans ses dimensions aussi bien individuelle (comme accompagnement de la personne) que politique et éthique.
Quelle est la différence entre SHS et humanités médicales ?
L'enseignement de l'histoire, de la philosophie, des sciences sociales, du droit s'est développé en France dans les années 1990 sous le terme de SHS. À partir des années 2010, les enseignants ont choisi l'appellation anglo-saxonne de « medical humanities », et le Collège des enseignants de SHS en médecine et santé, créé en 2008, est devenu le Collège des humanités médicales (Colhum) en 2016.
Les humanités médicales englobent également les arts et la médecine narrative. Un courant récent - les « critical medical humanities » - souligne à juste titre que les humanités médicales, plutôt que de s’additionner et compléter les sciences biomédicales, viennent questionner leur construction même. Elles invitent à mieux prendre en compte par exemple les catégories de genre ou de handicap, les questions environnementales ou encore de justice sociale.
Ces « critical medical humanities » sont une matrice théorique stimulante. Se les approprier ne signifie pas pour autant abandonner les enseignements sur l’éthique du soin auxquels je reste pour ma part très attachée.
Vous vous intéressez aux innovations pédagogiques en médecine et développez un enseignement basé sur le cinéma. Pourquoi ?
J’enseigne l’éthique du soin à partir du cinéma et, depuis 2017, j’organise le ciné-club « Barberousse. Médecine et soin au cinéma » (1), ouvert au grand public, auquel assistent beaucoup de professionnels de santé (hospitaliers, psychologues cliniciens et professionnels des soins palliatifs sont très présents) et quelques étudiants en médecine.
Les œuvres cinématographiques, documentaires et fictions, permettent de décentrer le regard et de ressentir l’expérience subjective des malades, de leur entourage et des soignants. De plus, le cinéma replace les situations et les trajectoires des patients dans un contexte historique et social plus large. Il fait aussi émerger des questions éthiques qui n’auraient pu être formulées en restant à l'intérieur de la faculté de médecine. Les étudiants se souviennent mieux des concepts philosophiques et éthiques quand ils les abordent à partir d’une empreinte artistique.
Par exemple, « Cléo de 5 à 7 » d’Agnès Varda nous projette dans la situation d’une jeune femme dans l’attente d’un diagnostic. « Jeanne et le garçon formidable » d'Olivier Ducastel et Jacques Martineau nous fait comprendre combien la maladie grave peut bouleverser, voire anéantir la naissance d'un couple. Ces films éclairent des points souvent aveugles, une sorte de « hors-champ » de la prise en charge médicale.
La problématique des discriminations peut être traitée à partir de « La mort de Dante Lazarescu », un film de Cristi Puiu qui montre comment des soignants passent à côté d’un accident vasculaire cérébral chez un homme âgé, pauvre, avec des antécédents d’alcoolisme. Ce film relie l’éthique et la clinique, il fait le lien entre les discriminations fondées sur des inégalités sociales et des erreurs médicales.
Ces films ainsi que dix autres font l’objet de capsules vidéo (un film, une question éthique), destinées dès cette rentrée aux étudiants de médecine de Paris Cité.
Quant au ciné-club Barberousse, il reprend en septembre avec « Les Heures heureuses » de Martine Deyres qui retrace l'histoire de l’asile de Saint-Alban-sur-Limagnole, haut lieu de la psychiatrie institutionnelle. En décembre, nous aurons le plaisir de voir en avant-première « De Humani Corporis Fabrica » de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel, deux anthropologues qui ont filmé au plus près de nombreuses interventions chirurgicales dans les hôpitaux de Bichat et Beaujon, et qui proposent une nouvelle exploration du corps en médecine.
Vous êtes directrice de l’Institut La personne en médecine. Quel en est le projet ?
Cet institut développe des recherches interdisciplinaires en SHS, en co-construisant les projets avec des chercheurs en médecine et des patients. C'est important qu'institutionnellement, la recherche fasse dialoguer des chercheurs en SHS et des hospitalo-universitaires ; les travaux des premiers n'étant pas publiés dans les revues médicales, les seconds se les approprient peu.
Nous travaillons en particulier sur l'amélioration des soins dans les maladies chroniques, à partir du vécu et des besoins des personnes. Certaines structures sont très demandeuses, par exemple le service d’onco-hématologie pour adolescents et jeunes adultes de l’hôpital Saint-Louis (sur l’impact de la maladie sur le devenir et la construction de la personne), ou encore l’association Vaincre la mucoviscidose (sur le bouleversement que représente pour les patients l'arrivée du Kaftrio, et avec lui, l'espoir d'une guérison).
La pandémie a été l'occasion de faire sortir la problématique du triage des seuls services de réanimation et d'urgence, pour regarder de manière plus large le système de santé à l'aune des questions éthiques de priorisation (2). Nous avons aussi analysé les répercussions de la crise sanitaire sur le vécu de la maladie et du soin chez différents patients chroniques. Nous avons notamment observé que les patients, par exemple hémophiles, ayant pu garder des liens étroits avec leur centre de référence ont moins souffert de la situation que des personnes souffrant de troubles mentaux, confrontées à la fermeture des centres médico-psychologiques. Ces travaux et d'autres sont publiés dans « Soigner et tenir dans la pandémie » (3).
Qu'avons-nous retenu de cette crise, selon vous ?
J’espérais que la pandémie fasse comprendre à la société que la maladie, en particulier chronique, loin d'être un accident, doit être intégrée dans nos vies. Comme l’écrivait Canguilhem, « il est normal de tomber malade du moment qu’on est vivant ». L’après Covid devrait être l'occasion d'une mobilisation pour défendre le système de santé et mieux y intégrer les vécus de la chronicité et de la dépendance. Par ailleurs, l'absence d'une large réflexion sur la mémoire des personnes mortes du Covid m'interroge. Il me semble qu’une certaine invisibilisation de la maladie perdure dans notre société.
(1) Un samedi par mois à 10 h 30 au cinéma Nouvel Odéon, 6 rue de l’École de médecine, Paris 6e. Discussions animées par François Crémieux, directeur général de l’Assistance-Publique Hôpitaux de Marseille, Jean-Michel Frodon, critique de cinéma, et Céline Lefève.
(2) https://www.arte.tv/fr/videos/103447-013-A/toutes-les-vies-se-valent-el…
(3) Soigner et tenir dans la pandémie, sous la direction de Céline Lefève et Jean-Christophe Mino, Questions de soin, PUF, 279 p, 15 euros.
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