LE QUOTIDIEN : Qu'est-ce que la biographie hospitalière ? Comment cela s'intègre-t-il dans le parcours de soins palliatifs ?
VALÉRIA MILEWSKI : Historiquement, c'est une démarche que nous avons initiée pour la première fois dans le service d'onco-hématologie du centre hospitalier de Chartres il y a une quinzaine d'années. L'équipe soignante propose à certains malades l'opportunité de raconter leur histoire de vie et de la transmettre sous la forme d'un livre réalisé par un artisan d'art.
Il existe aujourd'hui une vingtaine de passeurs d'histoires qui travaillent dans 30 à 50 services hospitaliers. Ce n'est pas du bénévolat : très rarement salariés par le centre hospitalier, ils sont généralement rémunérés pour leurs services, via l'association, par des fonds de dotation ou du mécénat, de même que nos artisans d'art, nos graphistes et nos imprimeurs.
Vous avez fondé l'association Passeur de mots et d'histoires qui a lancé le mouvement. Comment en êtes-vous venue à cela ?
À l’origine, je ne viens pas du tout du monde médical, puisque je travaillais dans la section artistique du Muséum d'histoire naturelle. J'ai eu cette idée, elle a mûri grâce à des lectures que j'ai faites avant de m'adresser aux médecins du centre hospitalier de Chartres.
Quelles lectures en particulier ?
Pierre Bourdieu m’a interpellé avec son concept d'illusion biographique : un enquêteur qui questionne le récit de vie de quelqu'un doit aller au-delà de ce qu'on lui livre et comprendre l'identité de l'enquêté. Il affirme qu'il existe autant de récits d'une même vie qu'il y a de points de vue. La fameuse « illusion biographique ».
Au début, je n’étais pas d’accord avec ça, mais maintenant oui. Et c'est là que Paul Ricœur prend le relais. Selon Ricœur, inviter le narrateur à faire son récit, c’est l'inviter à faire de l’unité et donner du sens à sa vie. Les patients que l'on rencontre sont dans un vrai chaos physique et spirituel. Ils se demandent ce qu'ils ont fait de leur vie et la démarche les aide à trouver du sens. Paul Ricœur dit aussi que, quand on se raconte, on ne peut pas être soi-même comme un autre, on se réinvente alors et on se reconfigure. Je suis d’accord avec ça, les malades partent apaisés.
Comment avez-vous été reçue par les soignants quand vous avez proposé votre projet ?
Extrêmement bien. Pour de nombreux médecins qui se revendiquent d'une médecine humaniste, cette approche relève de l'évidence. Ce que je n'avais pas forcément anticipé, c'est qu'ils considèrent la biographie hospitalière comme un soin pour les patients, mais aussi pour les soignants.
Un patient n'est pas qu'une maladie à traiter mais aussi un sujet avec une histoire singulière. Lui donner l'opportunité de la raconter permet de reprendre du souffle et de s'inscrire dans la continuité du soin avec son patient. C'est une démarche valorisante grâce à laquelle il se sent un peu moins « technicien ». Transmettre l'histoire des patients peut s’ancrer dans un besoin de rituels d’accompagnement dont tout le monde bénéficie.
Existe-t-il un profil type du biographe hospitalier ? Quelles sont ses motivations ?
Neuf biographes hospitaliers sur 10 sont des femmes. Il s'agit très souvent de reconversion professionnelle. Elles ont entre 35 et 55 ans et sont souvent des anciennes soignantes, infirmières, ergothérapeutes ou biographes familiaux.
En général, ce sont des personnes entrepreneuses car il faut en permanence aller chercher des financements. C'est encore assez pionnier et il y a peu de salariat. Il faut fournir des factures de leur forfait mensuel à l'association.
Qui sont les personnes qui font appel à vous ? Que souhaitent-elles raconter ?
Ça n’est jamais la personne elle-même qui est à l'origine de la démarche, mais généralement un membre de l'équipe qui, au détour d'un soin ou d'une consultation, va entendre une maman s’effondrer en disant qu'elle ne sera plus là pour les prochaines vacances d'été de ses enfants. On leur propose de laisser un témoignage.
Les patients ont entre 20 et environ 80 ans. Passé cet âge, ils sont traités en services de gérontologie avec lesquels nous ne travaillons pas. Les médecins évitent de proposer une biographie aux personnes en déclin cognitif, même si on s'est rendu compte qu'elles aussi ont beaucoup de choses à dire. Il ne faut pas forcément attendre d’être en phase très avancée de la maladie pour se raconter.
Il y a autant d'hommes que de femmes, et dans mon département d'Eure-et-Loir, il s'agit souvent d'agriculteurs avec des récits de vie très liés à leur activité professionnelle.
Un autre point important qui m'est apparu au fil du temps est la nécessité de laisser une dizaine de pages blanches à la fin du récit pour que la famille puisse continuer son histoire. Plus globalement, à aucun moment, on ne met de point final, symboliquement, lorsque l'on recueille un récit.
Je me souviens d'un monsieur que je suis allée voir aux urgences avec son livre fini. Une fois l'objet entre ses mains, il a vu le point final au récit comme celui de sa vie et ne s'est plus autorisé de continuer à vivre. Les pages blanches sont nées à ce moment-là.
Comment se déroulent les séances ? Quel est le rythme de travail ?
Les biographes passent en général deux jours par semaine au sein des équipes soignantes, ils partagent les staffs et sont sollicités en accord avec les soignants.
Il faut en général sept à huit séances de 45 minutes à une heure pour avoir un récit de vie assez complet, mais ce n'est pas systématique. Il m'est arrivé, avec un patient, de le voir pendant trois ans. À l'arrivée, cela faisait un livre de 200 pages, alors qu’en moyenne les biographies hospitalières comptent plutôt 50 à 60 pages.
En tant que biographe, il faut s'effacer derrière le style de celui ou celle qui s'exprime, tout en tentant de le sublimer. Le destinataire doit retrouver la mélodie de celui qui parle, mais si la personne fait 10 fautes par phrase, il faut qu'il n'en reste que deux ou trois à l'arrivée.
Cela demande un travail considérable, d'autant plus que la majorité des gens n'auront pas le temps de relire, surtout si la biographie est proposée tardivement. C'est donc une très grande responsabilité.
Vous est-il arrivé d'être confrontée à de véritables dilemmes éthiques ?
Plusieurs fois. Je peux citer le cas d'une maman de trois enfants de trois pères différents. Cette femme avait une dénégation très forte de sa deuxième fille sur laquelle elle disait des choses très, très dures. Je ne savais pas comment formuler un tel récit qui allait être remis à des filles à l'avenir séparées les unes des autres, de retour chez des papas qu'elles ne connaissaient d'ailleurs pas bien.
Je m’en suis ouvert au staff, et la psychologue m’a dit que la relation entre cette mère et ses filles s'est construite de cette manière-là et que c'est difficilement réparable. J'ai insisté car la maman avait énormément de colère envers le papa de sa deuxième fille et reportait cette haine sur l’enfant. J'ai alors indiqué ce contexte dans le récit car je voulais que le lecteur comprenne bien cet enjeu-là.
En aucun cas, il ne faut prendre parti ou travestir la réalité. Il peut arriver que l'on nous confie des choses comme « je n’ai pas été un bon père » ou « je n'ai pas été un bon mari ». Si cela me semble trop important, j'incite à en parler de leur vivant.
Quelle est votre responsabilité dans la transmission de ce récit ? Avez-vous des interdits ?
Les biographes de notre association sont soumis à une charte éthique et au secret partagé. On s'interdit de relayer des récits qui peuvent mettre en danger la vie des personnes. En revanche, nous ne signons pas les textes et ne sommes pas légalement responsables de leur contenu.
Comme les autres soignants, nous n'avons pas le droit d'être légataires testamentaires. Quand nous remettons le cahier aux proches désignés, nous prenons soin qu'il n'y ait pas de notes qui ne figurent pas dans le livre.
Nous essayons d'adapter les séances s’il y a un handicap particulier qui gêne la communication, on peut avoir recours à une ardoise. Je connais même un passeur d'histoires qui pratique la langue des signes. Si la personne est sous oxygène, on peut retirer le masque à intervalles réguliers pour parler et le remettre ensuite.
Espérez-vous une forme de reconnaissance officielle de la biographie hospitalière ?
Notre activité est connue par les spécialistes des soins palliatifs. Ce qui serait intéressant maintenant, ce serait d'avoir l’oreille des politiques. En 2017, nous avons organisé la première journée nationale de la biographie hospitalière pour fêter nos 10 ans. Le 20 avril, nous avons organisé pour la première fois notre journée avec le soutien du ministère de la Santé. C'est une forme de reconnaissance précieuse, d'autant plus qu'avec les débats sur la fin de vie, la biographie hospitalière est une thématique d'actualité.
Il est maintenant temps de réfléchir sur la manière de montrer que cette approche complémentaire présente de nombreux bénéfices pour que ce soit reconnu comme un nouveau soin de support non médicamenteux.
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