Les États généraux de la bioéthique n'ont pas laissé les « bioéthiciens » étrangers indifférents. Espagnol, Suisse, Britannique ou Canadien, les philosophes, juristes, ou médecins sollicités par le « Quotidien » saluent la richesse des débats et le souci de faire de l'éthique une chose publique.
Passé les louanges, le constat est à l'étonnement. « La France met dans le droit des principes philosophiques très difficiles à définir ! Pour nous, la bioéthique, c'est de la philosophie, et la loi, c'est du juridique, deux domaines qui ne coïncident pas toujours ! » s'exclame Françoise Shenfield, spécialiste britannique de la reproduction.
Comme l'Angleterre, la Suisse, l'Espagne ou le Canada ne possèdent pas de lois de bioéthique à proprement parler. Ces questions sont abordées dans les textes sur le début ou la fin de la vie, la biomédecine, le droit des patients. « En Suisse, on considère que plus on se passe de lois, mieux c'est. En France, le droit et le vocabulaire juridique sont omniprésents », constate le philosophe de l'université de Genève Bernard Baertschi, également membre du comité éthique de l'Inserm.
Si l’Espagne nous ressemble, avec un comité national de bioéthique que le gouvernement se doit de consulter, le Canada propose un tout autre exercice de la bioéthique, ancrée dans un quotidien concret et local. « Chaque université, hôpital, centre de recherche a son comité chargé d’évaluer les projets ou les essais cliniques. Cela n'a rien de consultatif : s'il n'y a pas de validation, les fonds ne sont pas débloqués », explique Bryn Williams-Jones, de l'université de Montréal. L'éthique s’incarne aussi au sein de la relation entre soignant et soigné, dans les consultations en éthique clinique. « Les spécialistes aident à résoudre des questions individuelles qui débordent vers des problèmes organisationnels », poursuit le Pr Williams-Jones.
De l'interprétation des principes
Les différences entre les éthiques, dans les démocraties, s'expliquent aussi par les divergences d'interprétation de principes pourtant partagés.
Bernard Baertschi voit dans l'attachement de la France (et de l'Allemagne) à la notion de dignité (et de non marchandisation du corps) un héritage de Kant et de l’interdiction de traiter une personne comme un moyen. Le monde anglo-saxon, lui, se rattacherait davantage à la pensée de John Locke, pour qui l’homme est propriétaire de sa personne.
« La constitution Suisse stipule qu’il y a obligation de respecter la dignité de la créature, y compris animale ou végétale. Dans les faits, cela ne joue pas un grand rôle : on ne peut saisir un tribunal pour une violation de la dignité humaine », indique-t-il.
« La dignité : un concept inutile, qui ne signifie rien de plus que le respect des personnes et de leur autonomie », écrit la philosophe américaine Ruth Maklin en 2003 dans le British Medical Journal. « Nos principes cardinaux sont plutôt la liberté et l’autonomie, concrétisées dans le respect du consentement éclairé dans la relation médecin patient, et au niveau de notre système de santé, la justice et la non-discrimination dans la distribution des richesses et ressources ; et nous sommes individualistes, tant que nos choix n’empiètent pas sur la liberté d’autrui », confirme David Achard, président du Nuffield council on bioethics, respecté organe indépendant de Grande-Bretagne.
Une telle lecture des principes conduit à poser les questions autrement. L'assistance médicale à la procréation (AMP) en Grande-Bretagne (et au Canada) est ainsi perçue à l'aune du couple égalité / discrimination. Elle est ouverte aux femmes seules en vertu de la loi Human fertilisation and embryology act (HFE) promulguée en 1990 et révisée en 2008, mais aussi aux couples de femmes ou d’hommes – seule reste interdite la rémunération d’une gestation pour autrui (GPA). Selon Françoise Shenfield, l'argument de l'extra-patrimonialité du corps des femmes dans la GPA sonne creux. « Elles disent : c’est mon corps ! ». Quant à l’intérêt supérieur de l’enfant : « la loi indique qu’il faut tenir compte de son intérêt à avoir un autre parent ; mais aucune étude ne montre de hiérarchie entre l'éducation des couples hétéros et homosexuels », explique Françoise Shenfield, qui dénonce, en revanche, les inégalités territoriales qui minent, dans les faits, l’équité de la loi.
Dans le domaine de la génétique, le Royaume-Uni ni le Canada ne comprennent l'interdiction française qui pèse sur les tests génétiques d'accès direct dans un monde globalisé. « Médecins et généticiens ont mis en garde contre ces tests non fiables. Hors de question de les rembourser. Mais on ne va pas se lancer dans la prohibition à moins que ces tests ne représentent un danger pour le consommateur » explique le Pr Williams-Jones.
Appliqué à la recherche, le filtre libéral et pragmatique conduit à pousser des portes que la France hésite à entrouvrir. « On ne décide pas en amont quels sont les problèmes ; nous restons ouverts aux possibles et mettons en place des systèmes de surveillance pour gérer les problèmes le cas échéant », poursuit le bioéthicien canadien.
La Grande-Bretagne se distingue par sa législation très ouverte sur l’embryon. Dès les années 1990, l'incarnation de la bioéthique britannique Mary Warnock plaidait pour des expériences sur l’embryon jusqu’à 14 jours après sa constitution. Elles sont aujourd’hui autorisées, comme la création d’embryons pour la recherche, la création d’hybride, de chimères, et depuis 2016 la thérapie de remplacement mitochondrial (bébé « à trois parents ») et la modification génétique d’embryons à des fins de recherche. Le Nuffield council vient d’estimer que le recours à des interventions d’édition du génome (via CRISPR-Cas9) pour influencer les caractéristiques des générations futures peut être éthique à condition de respecter le bien-être de la personne à naître et les principes de justice sociale et de solidarité.
« La législation est certes très permissive dans la recherche, mais elle est contrôlée et régulée par des limites précises quant aux indications de la technique », temporise David Achard. Qui croit en la pédagogie pour apaiser les craintes de dérives eugénistes. « Une fois expliquées les pathologies terribles que nous souhaitions éviter avec la thérapie de remplacement mitochondrial, le grand public a accepté cette technique », se souvient-il.
Les contingences de l’histoire
La distinction entre un noyau de pays attaché à la dignité et un modèle anglo-saxon ne saurait seule rendre compte des spécificités nationales, qui relèvent parfois de contingences historiques. L'absence d'interdiction du suicide assisté en Suisse remonte à la fin du XIXe siècle : un officier de l’armée ayant prêté son pistolet à un camarade en peine d’amour qui l’a retourné contre lui, a été acquitté. Les juges ont estimé qu’on ne pouvait le punir d’avoir aidé à la réalisation d'un acte permis, le suicide.
Les contradictions qui traversent la bioéthique en Espagne, notamment le hiatus entre la législation sur la procréation et la culture latine et catholique, ne se comprennent qu’à la lumière de l’histoire du pays, estime le juriste Federico de Montalvo Jaaskelainen. Il y voit la trace du pari fait par les chercheurs espagnols sur la recherche sur l’embryon et la volonté du gouvernement socialiste d’alors d’affaiblir le pouvoir de l’Église catholique.
Si aucun cadre bioéthique n’est identique d'un pays à l'autre, les défis de l'avenir - big data, médecine prédictive, intelligence artificielle, vieillissement, etc. - sont semblables. Elles exigent des collaborations internationales. Et réveillent chez tous les acteurs de l'éthique le même impératif : informer les citoyens.
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