LE QUOTIDIEN : En tant que spécialiste de la maladie d'Alzheimer, quelle place accordez-vous à l'aidant dans vos consultations externes Mémoire ?
Dr VÉRONIQUE LEFEBVRE DES NOËTTES : Mes consultations se déroulent en trois temps. Je reçois d'abord la personne présentant des troubles cognitifs et l'aidant, qui est souvent à l'origine de la demande. Parfois, plusieurs personnes de la famille sont présentes. Il faut essayer d'être neutre et d'accueillir la parole de tout le monde, sous forme interrogative : « Êtes-vous d'accord avec ce que dit votre époux, votre fille ? ».
Puis je réalise les examens complémentaires - 30 à 45 minutes - sans aidant. Vient enfin le moment de l'annonce : je demande à la personne si elle accepte qu'on parle des résultats des tests à son aidant ou à sa famille. La plupart dit oui, mais il m'est arrivé que certaines personnes refusent, notamment lorsqu'il s'agit d'une maladie neuro-évolutive (Alzheimer, sclérose latérale amyotrophique, Parkinson, sclérose en plaques). Alors il faut prendre le temps, proposer de se revoir. J'ai ainsi eu à annoncer un Alzheimer à un généraliste de 60 ans. Il m'a interdit d'en parler à sa jeune épouse de peur qu'elle ne le quitte. Je l'ai revu tous les mois (dans le cadre du suivi d'une dépression) et attendu qu'il soit prêt pour ouvrir la discussion avec sa femme.
L'exercice est délicat : il faut respecter le secret médical, mais s'en délier si la personne se met en danger. Je me souviens ainsi d'un chef d'entreprise adressé par un généraliste pour des troubles du comportement survenus dans son entreprise, après ingestion d'alcool. Arrivé à l'hôpital, il injuriait tout le monde. Il avait en réalité une démence fronto-temporale. Il a fallu avertir ses proches pour le protéger.
Que vous apporte la parole de l'aidant ?
Un regard extérieur très précieux. Les personnes âgées atteintes de troubles cognitifs - comme les jeunes enfants ou les psychotiques - ne voient pas le monde comme nous. J'ai donc besoin de savoir pourquoi ils se présentent à ma consultation, ce qu'ils attendent de moi, et comment ils vivent. Les aidants sont incontournables, quels qu'ils soient : famille (conjoint, ascendant ou descendant), voisin, ami, auxiliaire de vie, aidant professionnel ou bénévole. Je ne fais pas de différence entre eux. Toute personne qui a un intérêt pour la personne peut être interrogée.
Que faire lorsque des tensions internes divisent la famille ?
Les familles, c’est souvent de la dynamite, avec des conflits d'intérêts ou de loyauté entre les enfants : le fils préféré qui ne donne pas une minute à la mère, la fille bannie qui donne tout ce qu'elle peut, etc.
Je fais comprendre que j'ai perçu ces tensions et propose une autre consultation. Il ne s'agit pas de faire de la thérapie familiale, nous n'avons pas vocation à modifier les relations, mais on peut les décliner. Par exemple, pointer la relation fusionnelle avec tel enfant. Ces entretiens permettent souvent de dénouer des conflits. À condition de ne jamais faire de secret et d'être transparent à l'égard de tous. Paradoxalement, plus l'on se montre disponible, moins ces familles nous sollicitent…
Y a-t-il des aidants dont les attitudes peuvent être problématiques pour les soins ?
À l'hôpital, on rencontre beaucoup de positions héroïques : « Maman ne connaît que moi, je suis la seule à pouvoir la changer, la faire manger ». Bien sûr, un enfant peut épauler son parent hospitalisé, mais il n'a pas à être là en permanence, ni à assurer les soins d'hygiène. Il nous arrive d'être confrontés à de l'hyperexigence à l'égard du personnel, à des aidants qui parlent à la place du patient (sans être leur représentant légal !) ou au contraire qui prennent la fuite, à d'autres qui remettent en cause systématiquement le travail effectué ou empiètent sur les soins du malade.
À chaque fois, il faut remettre du calme et dialoguer, tout en gardant à l'esprit qu'on ne peut s'immiscer dans les affaires familiales, sauf s'il y a danger. Il ne faut pas travailler contre la famille, mais avec, même si les points de vue divergent.
Que faire à l'égard de la souffrance de l'aidant ?
En général, c'est l'aidant et non le patient qui est sidéré lors de l'annonce d'une maladie d'Alzheimer. Beaucoup savent, mais sont dans le déni, comme cette fille venue accompagner sa mère en la présentant comme démente. Je l'installe dans la salle d'attente en lui remettant une brochure associative, le temps de faire le diagnostic. Lorsque je la rejoins pour lui faire part des résultats, elle me dit : « ne me dites pas que ma mère a l'Alzheimer ». Certains aidants ressentent de la colère ou s'effondrent…
On ne peut les laisser partir ainsi. Je les invite à me recontacter si besoin, et je les revois lors de la consultation de suivi. On peut aussi les orienter vers la psychologue de l'hôpital, ou vers les cafés des aidants, les thés éthiques, les groupes d'éducation thérapeutique, les journées d'information, les centres locaux d'information et de coordination (CLIC)… Tous n'y vont pas, car il faut avoir du temps, mais il est important qu'ils puissent parler de leurs difficultés.
Faut-il former les aidants ?
Je n’aime pas le mot formation, mais il est important qu'il y ait des espaces d'échange, où l'on peut évoquer - comme j'ai pu le faire lors de journées des aidants - la dépression ou les maladies neuromusculaires des proches, ou encore la sexualité. Des questions sont récurrentes, comme celles du consentement, de la contention, ou de la protection. Certains aidants peuvent devenir maltraitants sans en avoir conscience, à l'instar de ce mari qui, faute de payer les protections urinaires de sa femme malade, la réveillait plusieurs fois par nuit pour qu'elle se rende aux toilettes, jusqu'à ce qu'elle se casse le col du fémur.
Il est important d'aborder ces questions sous un angle éthique, au cas par cas, pour questionner nos façons de faire et ne pas appliquer aveuglément des protocoles. Le principe de précaution ne peut être posé comme une chape de plomb sur les libertés d'aller et venir ; vivre, c'est prendre des risques. Il vaut mieux réfléchir à des espaces de déambulation que de contenir ou attacher un patient ; proposer de la musicothérapie ou aromathérapie que d'éteindre des troubles du comportement par sédatifs. Il faut mettre en face du principe de précaution, celui de responsabilité, conceptualisé par Emmanuel Levinas : autrui, c'est un visage qui m'oblige et dont je ne peux me détourner.
Vous-même avez été aidante. Être médecin a-t-il été une force dans cette expérience ?
Pas du tout, car l'on sait l'implicite. On peut avoir une exigence particulière, souvent mal perçue par les professionnels. J'évite de dire que je suis médecin, sauf lorsque cela tourne au vinaigre.
J'ai eu à aider l'une de mes sœurs atteinte d'un cancer, pendant six mois. Passé le déni, elle n'acceptait de se soigner qu'en ma présence. J'ai aujourd'hui la satisfaction de la savoir guérie. Être aidant est valorisant et gratifiant, mais c'est épuisant : il faut connaître ses limites et savoir passer le relais.
Les médecins sont-ils aujourd'hui mieux formés à la présence des aidants ?
Peu. Il faut réinjecter de l'éthique, de la philosophie, des humanités dans les études médicales. Depuis dix ans, j'enseigne la médecine narrative, à l'Université de Paris Descartes et à Créteil, à travers des ateliers d'écriture et des simulations de consultation. Cela permet de travailler l'empathie, l'écoute du patient au-delà du symptôme, le souci de l'aidant ; en outre, cela rapproche les équipes.
Comment préserver l'empathie, dans un contexte de ressources contraintes ?
C'est un choix politique et sociétal qu'il faut défendre : il faut critiquer le management brutal des hôpitaux et Ehpad. Je veux être le scrupule dans la chaussure de nos dirigeants : se rendent-ils compte de ce qu'ils nous demandent ? On ne peut garantir une médecine humaniste et de qualité quand on remplace l'humain par des logiciels et qu'on mise tout sur la T2A et les durées moyennes de séjour (DMS) courtes. Nos consultations longues de psychiatrie ou de gériatrie ne sont pas valorisées à la hauteur du temps qu'on leur consacre. Or on ne peut pas faire mieux avec moins. Pour ma part, je privilégie la qualité à la quantité, et préfère faire trois consultations par matinée, plutôt que 15.
« Que faire face à l'Alzheimer ? Gagner des années de vie meilleure », Véronique Lefebvre des Noëttes, éditions du Rocher, 2021, 430 pages.
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