Sophie Torresi (comédienne) : « La fonction première du médecin n'est pas tant le faire que le lien »

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Publié le 03/03/2023
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Dans la pièce de théâtre qu'elle signe et interprète, la comédienne Sophie Torresi évoque la maladie chronique de son fils en faisant de l'annonce médicale le nœud d'un drame, intime aussi bien qu'institutionnel et politique. Apnée nous plonge au cœur des tourments et questionnements éthiques d'une relation de soin. Rencontre.

Les parents de Lucas face à l'équipe soignante, lors d'une représentation

Les parents de Lucas face à l'équipe soignante, lors d'une représentation
Crédit photo : Corinne Marianne Pontoir

LE QUOTIDIEN : La pièce commence par l'appel téléphonique de la pneumologue qui suit de longue date votre fils adolescent, insuffisant respiratoire depuis l'âge de 13 mois. Elle vous parle de double greffe pulmonaire. C'est la sidération. Pourquoi ?

SOPHIE TORRESI : Ce fut un choc d'une grande violence. La perspective d'une greffe, à l'horizon de 6 mois-1,5 an, c'est-à-dire demain, me plongea dans une sidération sans pareille ; j'étais incapable de réfléchir et de discuter.

Mon fils - prénommé Lucas dans la pièce - avait 14 ans. Cela faisait 13 ans que nous vivions avec la maladie et fréquentions les hôpitaux et les équipes soignantes, sans que ce projet de greffe n'ait jamais été évoqué.

Je comprends qu'en extrême urgence, une annonce par téléphone se justifie. Mais nous n’étions pas dans une telle situation. En l'occurrence, il me semble qu’il aurait été possible de convenir d'un rendez-vous en face-à-face pour faire le point sur les perspectives thérapeutiques, ceci en dehors des consultations annuelles de routine, où l'on vérifie l'évolution de la maladie sans vraiment prendre le temps de discuter du moyen terme. Ainsi, l'information (« un jour, votre enfant aura peut-être besoin d'une greffe ») aurait été dissociée de l'annonce, il aurait été plus facile d'y faire face, émotionnellement.

Il ne s'agit pas d'en faire une affaire de personne ni d'accuser tel médecin - nous n'avions d'ailleurs pas de problème de communication avec la pneumologue, avant cet appel, au contraire. Mais il me semble important d'essayer de comprendre comment le système a pu engendrer une telle situation, mal vécue par nous tous, parents comme soignants.

Quelle est votre analyse ?

Il me semble que dans l'annonce, se joue un clivage malheureux entre la connaissance et l'émotion. D'un côté, le médecin ne serait que pure connaissance objective ; de l'autre, le patient ne comprendrait pas grand-chose et serait tout entier à ses émotions.

C’est plus partagé que cela, me semble-t-il. En particulier dans les maladies chroniques, le patient - ou ses parents, en pédiatrie - détient aussi une connaissance, certes différente de celle du soignant. Et le médecin traverse des états émotionnels pas toujours propices à l'annonce, par exemple s'il est lui-même sous pression. Cette question est peu travaillée. Il serait pourtant intéressant que les soignants puissent identifier leurs émotions afin de pouvoir être davantage à l'écoute, du patient mais aussi d’eux-mêmes, hors situation d'urgence, bien sûr.

Renouer la confiance était-il devenu impossible après cette annonce ?

Les circonstances de l'annonce ont en effet rendu la communication très compliquée. Cela m'a fait prendre conscience de la fragilité de la relation thérapeutique, qui a basculé du jour au lendemain. Pourtant fluide jusque-là, elle s’est crispée d’un coup, tout se passant comme si le savoir médical obstruait brutalement la possibilité de la discussion.

Puis, très rapidement, nous, parents, bien que différents et séparés, avons partagé un même désaccord à l'égard de ce projet de greffe. Ceci pour des raisons qui tiennent à la singularité de la situation de notre fils : il y avait (et il y a toujours) un hiatus immense entre les indicateurs médicaux (médiocres, voire mauvais) et son état général (étonnamment bon et stable), de sorte que la vie réelle, le quotidien se déroulent relativement normalement depuis de nombreuses années. Comme si ces deux réalités étaient impossibles à superposer.

Pour nous, ce n'était pas le moment adéquat pour une double transplantation. Lucas avait 14 ans, il finissait le collège et allait rentrer au lycée, l'enjeu était surtout de lui apprendre à se prendre en charge et à se protéger, en particulier contre les infections respiratoires. Nous avons préféré privilégier ce fil de normalité qui tenait vaille que vaille à une greffe dont les risques nous semblaient inconsidérés : 30 % de mortalité au bout d'un mois, cinq ans de survie en médiane Nous étions donc en désaccord avec la temporalité de ce projet thérapeutique, conscients toutefois que notre fils aurait peut-être besoin d’y avoir recours un jour.

Or, nous avons été placés dans la case du refus. On nous a reproché d'empêcher notre fils d’être soigné correctement, nous nous sommes sentis exclus de l'équipe soignante dont nous pensions faire partie jusqu'à présent.

J’ai ensuite sollicité une rencontre avec la médiatrice médicale. J’ai eu du mal à trouver à qui m’adresser sur le site de l’hôpital. Cette médiation a été une belle et riche expérience. Elle a néanmoins échoué. La confiance et la communication étaient trop abîmées pour être réparées. Le lien rompu, nous n’avons pas pu faire entendre nos arguments ni rétablir un équilibre, je le regrette.

Vous évoquez aussi un différend autour de l'information à livrer à votre fils…

Ce fut un deuxième point de désaccord (corollaire du premier). En pédiatrie, il y a un consensus, auquel j'adhère, pour tout dire à l'enfant, selon son âge et sa capacité de compréhension. Mais qu'est-ce que « tout » dire ?

Nous étions d’accord pour lui parler de tout ce qui le concernait. Mais il n’était pas envisageable pour nous de lui parler d’un projet que nous désapprouvions dans l’immédiat. D’autant que l’en informer nous semblait ajouter un niveau supplémentaire de conflit, qui aurait pu tirer vers le conflit de loyauté. Et que j'étais moi-même incapable d'en discuter sereinement, tant j'étais noyée dans l'angoisse.

Je lui en ai parlé deux ans plus tard, à ses 17 ans, comme j'aurais aimé qu'on lui en parle, c’est-à-dire comme une information, en lui relatant aussi le conflit qui s’était noué avec l’équipe. Il nous en a d’abord voulu de ne pas l'avoir informé à l’époque, mais il a compris. Le spectacle y a aussi contribué.

L'équipe a finalement renoncé à suivre votre fils. Comment avez-vous pris cette décision ?

Je l'ai vécue comme un abandon. L'angoisse de mort devint omniprésente. En creux, cela révèle que la fonction première du médecin n'est pas tant le faire que le lien. On ne peut soigner la maladie chronique, elle signe l'échec du thérapeutique. En revanche, savoir qu'on a un interlocuteur est essentiel pour relever le défi le plus important : vivre le plus normalement possible.

Pourquoi est-ce si difficile pour les médecins d’accompagner une décision qui n’est pas conforme à la préconisation ? A fortiori lorsqu’on se trouve dans une situation « grise » comme celle-ci. On a fait un pari. On aurait pu le perdre, il n’en aurait pas été moins légitime. Non pas qu’on l’ait gagné, mais on a gagné du temps. Nous sommes dans une médecine du faire. Il y a pourtant des situations où attendre, ne rien faire se justifie.

Pourquoi écrire ?

Je suis comédienne. Le seul endroit où j'échappe à la tension et à l’angoisse que suscite la maladie est le plateau. Jouant moins fréquemment ces dernières années, l'écriture a d’une certaine façon pris le relais. J'ai d'abord partagé des petites chroniques sur un réseau social où je ne parlais pas du volet médical, mais de la manière dont la maladie impacte la vie - la famille, le couple, la fratrie, l’intimité. Être lue déclenchait l’écriture du texte suivant, comme l'expiration et l'inspiration d'une respiration.

Écrire m’a permis de contenir quelque chose, de me tenir « correctement », sans céder à une posture de victime ou à la colère. Cela m'a permis de mesurer à quel point la maladie de mon fils avait déterminé mon existence.

Comment les soignants ont-ils accueilli Apnée ?

La pièce se décline en deux formats : une forme scénique d'une heure, jouée dans les théâtres ; et une petite forme de 30 minutes, que nous donnons devant des étudiants, avant d'ouvrir un débat et d'organiser des ateliers, dans les universités ou les espaces éthiques. Les débats portent le plus souvent sur la communication et sur le consentement en matière de soins.

La pièce est globalement bien accueillie par les soignants, et nous sommes d’ailleurs très sollicités pour jouer la petite forme dans différents contextes de formation en santé. Cela a pu libérer la parole des soignants sur les annonces difficiles qu'ils ont pu vivre, ou permettre la prise de conscience d’étudiants sur la dimension humaine de la relation thérapeutique. Certains professionnels ont toutefois pu se sentir mis en défaut. Un ami médecin de longue date, qui avait pu désapprouver certains de mes choix, m'a confié avoir perçu différemment les choses grâce au théâtre. « Il faut que les médecins voient cette pièce », m'a-t-il encouragée.

Calendrier des représentations : projetapnee.com/saison-22-23 : le spectacle se joue encore ce vendredi 3 mars et ce samedi 4 mars au Théâtre La Reine Blanche, à Paris

 

Propos recueillis par Coline Garré

Source : Le Quotidien du médecin