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Dossier

Derrière les clashes et les invectives de l'hémicycle

La santé peut-elle trouver le consensus à l'Assemblée ?

Par Christian Delahaye - Publié le 09/12/2022
La santé peut-elle trouver le consensus à l'Assemblée ?


SEBASTIEN TOUBON

Alors que les clashes et les invectives se multiplient dans l’hémicycle, plusieurs 49.3 ayant été nécessaires pour faire passer le PLFSS, l’enquête du « Quotidien » menée dans les coulisses du Palais Bourbon, révèle qu’une tout autre ambiance règne autour des grands défis de la santé. Une culture du compromis et du consensus semble s’y faire jour. La politique de santé transpartisane va-t-elle faire sauter les verrous politiques ?

Transpartisan : « qui cherche à dépasser le traditionnel clivage des partis en prônant des solutions susceptibles de recueillir un large consensus pour le bénéfice de tous » (dictionnaire Larousse). L’adjectif est nouveau dans le vocabulaire politique, où le préfixe trans s’appliquait jusqu’ici aux courants internes d’une même famille, les fameux « transcourants », mais pas aux partis entre eux, a fortiori quand ils appartiennent à la majorité et à l’opposition. C’est l’ancien ministre Guillaume Garot, député du groupe socialiste et Boris Vallaud, également socialiste, qui ont donné le signal de ce nouveau jeu parlementaire. Peu après les élections législatives qui privait le gouvernement de la majorité absolue, ils lançaient en juillet un groupe d’études « transpartisan » sur les déserts médicaux. Une cinquantaine de députés les ont rejoints, appartenant à la majorité comme à l’opposition. « Nous partageons une volonté commune de trouver ensemble, au-delà de nos partis respectifs, des solutions communes au phénomène de sous-dotation médicale qui affecte tous nos territoires, avec 6 millions de Français qui n’arrivent pas à trouver un médecin traitant », dit-il. Chaque semaine, le groupe transpartisan a auditionné syndicats médicaux, usagers, élus, professionnels de santés, acteurs locaux, entreprises numériques. En catimini, le mouvement transpartisan est en marche.

Co-construire la politique de santé ?

Mais il a sa limite : tous les groupes de l’Assemblée y travaillent, à l’exception du Rassemblement national (RN). « J’assume de ne pas chercher un accord avec eux », explique M. Garot. C’est ce qui le différencie d’un autre groupe de travail, également intitulé transpartisan, également consacré aux déserts médicaux, sous l’intitulé d’accès aux soins. Le premier a déclenché la constitution du second au sein de la Commission des affaires sociales en l’ouvrant, lui, statutairement, à tous les groupes, sans exception aucune. Pour marquer sa dimension transpartisane, deux co-présidents ont été nommés et bientôt un troisième : Jean-François Rousset (Renaissance), Justine Gruet (Les Républicains) et Guillaume Garot (socialiste, NUPES). L’objectif fixé par la présidente de la Commission Fadila Khattabi (lire p 14), c’'était d’élaborer des amendements au PLFSS (projet de loi de financement de la Sécurité sociale). Co-construire les fondations d’une politique de santé transpartisane ?

Le sourire en prime

La méthode est décrite par Jean-François Rousset : « Nous avons éliminé tout ce qui pouvait faire dissensus et mis sur la table tout ce qui prête à consensus. Nous nous sommes aperçu dès notre deuxième réunion que nous partagions une même vocation au service de l’intérêt général de nos territoires. Le sourire en prime. Car l’ambiance n’a rien à voir avec les tensions et les chahuts de l’hémicycle. »

« Ici, nous partageons la même philosophie, se félicite Justine Gruet : ne pas nous opposer par principe, mais face aux mêmes difficultés, nous n’avons pas forcément les mêmes leviers, mais nous prenons le temps d’élaborer des solutions avec un subtil équilibre des intérêts. »

« La gauche et la droite se sont plantées »

« Sur les grands défis de la santé, la droite et la gauche se sont plantées jusqu’à aujourd’hui, alors il faut réparer le système et mettre du consensus à tous les étages, avancer dans la réflexion commune en évitant les sujets brutaux et violents, en balayant devant sa porte et en s’écoutant les uns les autres », insiste Philippe Vigier (MoDem), un militant ardent du transpartisan, pour qui, « avec les dernières élections, le Parlement est de retour, on n’a plus le choix, il faut co-construire ! »

« Entre nous, cela passe par l’envie de travailler ensemble dans une ambiance calme, avec une parole libre, sans provocation, ça nous change », relève Nicole Dubré-Chirat (Renaissance).

Et « le format d’un petit groupe sans caméra se prête à cette évolution positive telle que les Français, par leur vote, l’ont voulu, observe Frédéric Valletoux (Horizons) ; entre nous, pas d’effet de manche, sans médiatisation, pas de surenchère ni de cinéma. Face à l’angoisse générée par les grandes inquiétudes en santé, la politique politicienne et ses postures ne sont plus de mises. »

Le RN co-signataire ravi

Le plus satisfait de l’ambiance transpartisane est visiblement le député Rassemblement national Serge Muller. « Je n’ai pas du tout été mis sur la touche, ni stigmatisé par les membres des autres groupes, note cet aide-soignant qui découvre l’Assemblée, et qui la découvre autrement : « Au lieu de s’étriper comme si souvent en séance, chacun écoute, et nous arrivons à nous entendre et à trouver des consensus. » Dont acte : le RN a co-signé les trois amendements rédigés par tous les membres du groupe, majorité et oppositions réunies… et co-signés par tous à l’exception de la co-présidente LR qui, après avoir donné son accord dans un premier temps, s’est ravisé pour l’un des amendements, probablement à l’instigation du groupe LR. « Mais ne faites pas porter le chapeau du désaccord aux Républicains qui seraient les seuls à ne pas jouer le jeu transpartisan, s’emporte Justine Gruet, qui proteste de son intérêt pour la démarche : « Nous ne sommes pas dans l’opposition systématique dans une optique fermée. Nous voulons travailler avec tout le monde, comme tout le monde, et cette disposition part indéniablement d’un bon sentiment. Simplement, nous ne voudrions pas qu’en travaillant trop vite, on néglige les sujets de fond et les perspectives à long terme. À force de vouloir contenter tout le monde, on risque de ne pas prendre les bonnes décisions. »

Accouchement dans la douleur

Le ton est aussi à l’unisson dans l’autre groupe de travail transpartisan monté par la Commission des affaires sociales, sur la longévité et l’autonomie. Également co-présidé par les représentants de trois groupes, un de la majorité, deux de l’opposition, également avec un membre du Rassemblement National, également adossé au PLFSS à la recherche d’amendements unanimes. « Nous sommes tous élus dans des circonscriptions où les problématiques liées au vieillissement posent de nombreuses questions, rappelle Josiane Corneloup, co-présidente LR, et nous avons travaillé dans un esprit d’ouverture sur des constats que, les uns et les autres, nous dressons. Au final, cette expérience transpartisane aura montré que tout en étant exigeant, nous avons pu donner notre co-signature à un amendement voté avec la majorité et les autres représentants des oppositions. » En l’occurrence, cet amendement (portant sur l’indexation des indemnités des aidants) a reçu l’aval et de la Commission et du gouvernement et il a été adopté dans la version finale de la loi de financement avec le 49-3. « L’accouchement s’est fait dans la douleur, reconnaît la co-présidente Renaissance Annie Vidal. Nous avons dû convaincre le gouvernement de nous suivre, car l’article 40, dès lors qu’il y a augmentation d’une dépense, oblige à une augmentation correspondante de la recette. Finalement, c’est la volonté partagée d’une politique de co-construction qui l’a emporté. Nous avons certes des approches différentes de la situation, mais appuyés sur les attentes citoyennes massives et sur les expertises des professionnels, nous identifions des objectifs communs et, au-delà des postures partisanes, nous portons le plus loin possible la défense de l’intérêt général. »

Petit bout de la lorgnette et procrastination

Le plus loin peut-être, mais « à travers le petit bout de la lorgnette », nuance le co-président socialiste-NUPES Jérôme Guedj. « Si notre groupe transpartisan a réussi une avancée commune, elle est bien modeste rapportée à l’immensité du sujet du vieillissement. » Auteur d’un rapport sur le vieillissement commandé en 2019 par Olivier Véran, l’élu NUPES se déclare « dans l’attente d’un grand texte fondateur sur le cœur du problème » et il ne saurait se satisfaire d’une gestion de crise qu’il qualifie de « politique de procrastination ».

Avec ses débuts limités, la politique de santé transpartisane serait-elle vouée à des micro-consensus sur de tout petits dénominateurs communs ? « C’est sûr que nous n’avons pas inventé l’alpha et l’oméga, constate Frédéric Valletoux (Horizons) en admettant que « l’exercice a ses limites et n’a pas apporté de réelles réponses sur le fond. D’ailleurs, au final, on a bien vu par l’utilisation répétée du 49-3 que ce n’est pas parce que des députés réussissent à se parler et à s’écouter en petits groupes qu’on réussit à constituer une majorité de projets et d’idées. » « C’est vrai que quand vous voulez mettre ensemble du blanc et du noir, vous obtenez un résultat en gris », note Josiane Gruet. « Ce travail est indéniablement utile, mais objectivement limité » (Guillaume Garot). « Comment aller très loin quand on n’a pas une vraie stratégie commune ? » (Josiane Corneloup).

Consensus sur le consensus

L’enquête du « Quotidien » montre encore que la question transpartisane risque de devenir compliquée avec la montée en puissance du Conseil national de la refondation (CNR), lequel doit s’emparer des sujets santé (avec des consultations locales) et vieillissement (consultation nationale), en donnant la parole aux acteurs et aux citoyens au-delà des groupes politiques. Et n’oublions pas non plus les « conventions citoyennes » dite ad hoc, et autres lieux de débat (commission santé de l’Association des maires de France). En off, un député nous confie que « plus personne ne comprend rien à tous ces étages de la démocratie participative ».

En particulier sur le sujet de la fin de vie, les échéances sont plutôt floues, avec une mission d’évaluation des lois Claeys-Leonetti qui sera aussi transpartisane, mais qui tarde à se constituer, alors qu’une convention citoyenne doit être convoquée sur la question, en parallèle avec les travaux du CNR. Quant à nos groupes de travail dits transpartisans de l’Assemblée, à ce stade, personne n’est capable de nous dire si, créés à l’origine pour travailler sur le PLFSS, ils vont continuer à vivre leur vie, ou s’ils se fondront dans des groupes d’études disposant de davantage de moyens et d’effectifs - et non moins transpartisans. Il n’en reste pas moins que tous les membres des groupes que nous avons interrogés se déclarent favorables à la poursuite de l’expérience transpartisane, d’une manière ou d’une autre. En ces temps où la culture du clash semble dominante, on enregistre donc un véritable consensus sur la recherche du consensus. Modeste, mais non moins remarquable.

Christian Delahaye