Pédiatrie

Enfants victimes de violences sexuelles : l'obligation du signalement en débat

Par
Publié le 06/05/2022
Article réservé aux abonnés
En préconisant une clarification de l'obligation de signalement des enfants victimes de violences sexuelles par les médecins dans son rapport du 31 mars, la commission indépendante sur l'inceste a relancé un débat qui court depuis 20 ans.
Il faut mieux former les médecins  aux violences intrafamiliales

Il faut mieux former les médecins aux violences intrafamiliales
Crédit photo : GARO/PHANIE

Inscrire dans le Code pénal une obligation de signalement en cas de suspicion de maltraitance permettrait-il de mieux protéger les enfants ? Une cinquantaine de médecins (pédiatres, généralistes, psychiatres) réunis dans le collectif de médecins Stop Violences en est convaincue, saluant les conclusions intermédiaires de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise).

Le 31 mars, celle-ci s’est en effet prononcée pour la clarification de l’obligation de signalement en cas de suspicion de violences sexuelles commises sur des enfants. « Il faut établir des normes claires pour les médecins : repérage systématique et, si soupçon, obligation de signalement », avait résumé Édouard Durand, co-président de la Commission et ancien juge des enfants.

Une faculté, pas une obligation

Seul l’article 40 du code de procédure pénale s’appliquant aux fonctionnaires (médecins de l’Éducation nationale, de l’Aide sociale à l’enfance et de la Protection maternelle infantile) stipule qu’ils « sont tenus » d’informer « sans délai » le procureur de la République lorsqu’ils ont connaissance d’un crime ou d’un délit dans l’exercice de leurs fonctions. Pour les autres médecins, sous le régime de l’article 226-14 du Code pénal (sur les exceptions à l’obligation du secret médical [1]) et des articles R4127-44 du Code de la santé publique et 44 du Code de déontologie (2), le signalement au procureur (en cas d’infractions pénales, en particulier en cas d’urgence) ou à la cellule départementale de recueil des informations préoccupantes (Crip) est une possibilité, mais non une obligation.

Est-ce cette latitude laissée aux médecins qui est à l’origine de leur faible représentation dans les signalements des cas de maltraitance infantile (à hauteur de 5 % selon un chiffre de 2014, voire 2 % pour les ­généralistes) ? Toujours est-il que la brèche permet aux parents mis en cause de poursuivre les médecins devant l’Ordre. Après une tentative de conciliation, la plainte est transmise à la chambre disciplinaire de première instance (conseil régional), puis à la chambre nationale en appel, voire au Conseil d’État en cassation. Les sanctions vont de l’avertissement à la radiation du tableau ordinal, en passant par le blâme et l’interdiction temporaire d’exercice.

« Comment est-il possible pour un médecin d’effectuer son devoir humain et éthique de protection des enfants victimes s’il doit redouter des poursuites et des condamnations ordinales ? », s’insurge le collectif Stop Violences. Alors que la Ciiivise préconise la suspension de toute procédure disciplinaire à l’encontre des médecins pendant l’enquête pénale, d’aucuns comme la Dr Catherine Bonnet vont jusqu’à demander l’interdiction de toute action en responsabilité pénale, civile, administrative et disciplinaire dès que le signalement est de bonne foi. La pédopsychiatre, poursuivie au pénal pendant sept ans pour dénonciation calomnieuse après un signalement (poursuites qui se sont terminées par un non-lieu), se bat depuis 20 ans pour faire changer la loi.

Des années de procédure

Elle a récemment été rejointe dans son combat par les fondatrices du collectif Stop Violences, les Drs Eugénie Izard et Françoise Fericelli, deux pédopsychiatres traduites devant l’Ordre après avoir effectué des signalements, dont les affaires, commencées respectivement en 2015 et 2016, sont toujours en cours.

La Dr Izard attend la décision finale du Conseil d’État, qui a déjà suspendu une interdiction d’exercer de trois mois que l’Ordre avait prononcée à son encontre. Sa « faute » : avoir saisi le juge pour enfants et non le procureur de la République au sujet de maltraitances sur un mineur.

Quant à la Dr Fericelli, l’affaire commence en 2016 lorsqu’elle reçoit un garçon de six ans, aîné d’une famille de trois enfants, socialement favorisée mais plongée dans un divorce tumultueux marqué par les violences conjugales et des épisodes psychiatriques du père. Craignant un passage à l’acte de ce dernier, la pédopsychiatre fait un signalement auprès du procureur, qui saisit le juge des enfants ; la garde revient à la mère. La pédopsychiatre continue à suivre l’aîné, mais en 2018, alors que la procédure de divorce s’accélère, le père s’oppose à ce suivi, jusqu’à porter plainte contre la Dr Fericelli. « Il m’insulte devant la commission de conciliation. Le conseil départemental ne s’associe pas à la plainte, jugeant que je n’ai pas commis de faute. Mais la plainte est automatiquement transmise à la chambre disciplinaire de première instance, qui me sanctionne d’un avertissement », raconte au « Quotidien » la Dr Fericelli. Motifs : immixtion dans les affaires de famille et rapport de complaisance en faveur de la mère. « Pourtant, la chambre disciplinaire avait connaissance des documents judiciaires de condamnation pénale du père pour violences conjugales, des mesures de protection des enfants prises par le juge des enfants et de la décision du juge aux affaires familiales de retrait de l’exercice de l’autorité parentale au père », ajoute la pédopsychiatre.

Déjà sanctionnée d’un blâme en 2016, la Dr Fericelli reçoit cet avertissement en février 2021. Contrairement à la première fois où elle fut abattue, la révolte s’empare d’elle lorsqu’elle apprend, trois jours après, le décès par suicide du petit frère de son patient, à 10 ans. « Ces démêlés avec l’Ordre arrivent à de nombreux médecins. Nous n’en parlons pas, il y a beaucoup de honte. Mais ce drame m’a décidée à rompre le silence : depuis, les témoignages ne cessent de me parvenir », explique-t-elle, avant de s’insurger : « Comment peut-on oser signaler quand nous n’avons aucune protection ? Au final, ce sont les enfants qui sont perdants. » Et de souligner les heures consacrées à cette procédure au détriment de la clinique.

Les réticences de l’Ordre

Gardien du secret médical, le Conseil national de l’Ordre des médecins (Cnom) considère de son côté que l’obligation de signalement est une « réponse inadaptée » à un vrai sujet, selon les termes de la vice-présidente, la Dr Marie-Pierre Glaviano-Ceccaldi. « Oui, les médecins, qui en vertu de l’article 43 du Code de déontologie médicale ont une mission de protection, ne signalent pas assez. Mais l’obligation n’est pas le bon levier », estime-t-elle. Sa crainte : que l’enfant maltraité soit retenu loin des soins, ou du moins loin d’un suivi personnalisé, par nomadisme médical. « Cela risque aussi d’inonder les procureurs de signalements réalisés à mauvais escient, par crainte d’être poursuivi pour n’avoir pas signalé », poursuit-elle. Des arguments peu audibles pour la Dr Bonnet : « Les États-Unis, qui ont adopté cette obligation depuis 50 ans, l’auraient levée s’ils avaient observé cela. Vaccinations, examens obligatoires, certificats de santé, appendicites, fractures, etc. Même les parents maltraitants consultent ! », observe-t-elle.

Plutôt que l’obligation, la Dr Glaviano-Ceccaldi préfère miser sur l’accompagnement du professionnel : « Il faut créer autour du médecin isolé une collégialité. » Et de citer les commissions vigilance-violences-sécurité récemment installées dans 86 des 101 conseils départementaux de l’Ordre (CDOM) pour épauler les professionnels dans leur démarche de signalement, les référents protection de l’enfance des départements et les unités d’accueil pédiatriques des enfants en danger (UAPED), tout en insistant sur la nécessité de mieux former les médecins aux violences intrafamiliales.

Enfin, la Dr Glaviano-Ceccaldi reconnaît la nécessité de réfléchir à une protection du médecin signalant. « Il est scandaleux qu’un auteur de violences puisse se retourner contre un médecin qui signale de bonne foi », considère-t-elle, rappelant que l’instance ordinale n’a pas le pouvoir d’arrêter une plainte visant un libéral lorsqu’elle part en chambre disciplinaire indépendante - contrairement aux affaires concernant des hospitaliers, dont la recevabilité est décidée par le conseil départemental.

(1) Depuis 2015, le dernier alinéa de l’article 226-14 du Code pénal précise que « le signalement aux autorités compétentes effectué dans les conditions prévues au présent article ne peut engager la responsabilité civile, pénale ou disciplinaire de son auteur, sauf s'il est établi qu'il n'a pas agi de bonne foi ».
(2) « Lorsqu'un médecin discerne qu'une personne auprès de laquelle il est appelé est victime de sévices ou de privations, il doit mettre en œuvre les moyens les plus adéquats pour la protéger en faisant preuve de prudence et de circonspection. Lorsqu’il s’agit d’un mineur (...) , il alerte les autorités judiciaires ou administratives sauf circonstances particulières qu’il apprécie en conscience. »

Coline Garré

Source : Le Quotidien du médecin