Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor, cinéastes

L'hôpital, un laboratoire passionnant pour filmer les extrêmes de l'humain

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Publié le 13/01/2023
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Pour leur dernier opus en duo, sorti en salles ce 11 janvier, les cinéastes et anthropologues Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor proposent une immersion fascinante dans les corps humains, médicaux et socio-politiques. Cinq siècles après le traité éponyme d'anatomie de Vésale, le film « De Humani Corporis Fabrica » livre un regard inédit sur l'art médical. Rencontre.

Crédit photo : DR

LE QUOTIDIEN : Comment a émergé l'idée de ce film documentaire ?

VERENA PARAVEL : Il y aurait plusieurs récits des origines. Dans mon souvenir, je suis tombée dans le « Boston Globe » sur un fait divers : une étudiante découvre que le cadavre qui lui est assigné pour son cours de dissection anatomique est… sa tante. Cela me traverse d'effroi, non sans titiller mon humour noir. Nous discutons avec Lucien de ces histoires autour du don du corps à la science, et il me rapporte le dicton : « si tu n'arrives pas à entrer à Harvard de ton vivant, tu peux y entrer mort ». De fait, aux États-Unis, où nous vivons et enseignons, beaucoup de personnes donnent leur corps à Harvard, au détriment des autres universités, ce qui génère un trafic.

Nous nous sommes donc d'abord intéressés à cette économie des parties du corps et nous avons visité le laboratoire d'anatomie de l'école de médecine de Harvard. Mais même en faisant partie de la maison, en tant qu'anthropologues, nous avons vite compris que la culture américaine serait un obstacle insurmontable à notre travail.

En France, nous connaissions le ciné-club Barberousse à Paris, qui parle de la médecine et du soin à travers le cinéma, tenu par la philosophe Céline Lefève, l'ancien rédacteur des « Cahiers du cinéma » Jean-Michel Frodon et l'ancien directeur adjoint de l'AP-HP François Crémieux. Nous avions demandé à ce dernier la permission de tourner dans ses hôpitaux : une vraie permission, une carte blanche de durée indéterminée, le temps de voir le sens et la finalité de notre travail.

Le Pr Crémieux, qui n'a pas une vision restreinte du documentaire, a compris les enjeux et joué le jeu de la transparence. Sa conception de la médecine nous a émus, en ce qu'elle fait une place à l'erreur médicale. Grâce à lui, nous avons essentiellement tourné à Beaujon (par exemple, pour la maternité), Bichat, Bretonneau (gériatrie), Cochin…

L'aboutissement de votre recherche est un film total, sur le corps humain, mais aussi médical, politique. Vous attendiez-vous à cela ?

LUCIEN CASTAING-TAYLOR : Dès le début, nous avions en tête ces trois corps : humain, médical et culturel ou sociopolitique - puisqu'il fallait présenter des projets ficelés, afin de prétendre à des financements et des bourses. Tous ces projets étaient fictifs, et possiblement réels.

Nous étions obligés de faire semblant de savoir. Mais nous ne faisons pas des documentaires comme ceux qu'on voit à la télévision, avec des têtes parlantes et des soi-disant narrateurs.

V. P. : Notre travail est une immense recherche, sans finalité a priori. Une recherche qui cherche à comprendre quelque chose en lien avec le corps, la vie, la maladie, la médecine, l'hôpital, la société, les liens entre médecins, patients, virus, bactéries, tout ça sans ordre particulier !

L. C.-T. : Quand on fait un film, on ne sait pas par avance ce qu'on va trouver. In fine, le corps culturel n'est pas celui qu'on perçoit le plus. Mais il y a des affinités entre les corps physiques des patients et le corps hospitalier. Il ne s'agit pas seulement de métaphores (« les couloirs de l'hôpital comme des boyaux »). Le corps n'est pas une monade (chez le philosophe Leibniz, substance indivisible qui constitue l'élément premier des choses, NDLR), un atome ; il n'existe qu'en interaction avec le monde, en particulier le monde médical qui restaure, use, parfois abuse, et sauve.

Comment avez-vous été reçus dans les hôpitaux ?

V. P. : Nous avons demandé le consentement de chaque soignant et de chaque patient. Les chefs de service voulaient savoir ce que nous recherchions. Ils attendaient de nous qu'en tant qu'anthropologues, nous souhaitions vérifier une hypothèse de départ. Ils ne comprenaient pas toujours notre démarche, à la fois scientifique et empirique, très expérimentale. Mais ils partageaient notre curiosité.

L. C.-T. : Certains néanmoins avaient peur d'être mal représentés ou de façon distordue. Je comprends leur appréhension… Au final, aucun médecin ni infirmier n'a refusé le tournage. Seulement un patient a dit non. Un autre à l'inverse, nous prévenait de la date de ses interventions !

Si « De Humani » ne comporte pas d'interviews de soignants, on les entend parler lors des opérations. Beaucoup disent la difficulté des conditions de travail…

V. P. : Ils ne se plaignent pas ouvertement. Mais à chaque seconde, il est évident qu'ils se heurtent à un mur : un outil tombe à terre, il est impossible d'en changer. Il n'y a pas de lit pour transférer le patient qui attend depuis 7 heures du matin à jeun, pas de place pour accueillir un accidenté de la route… Savoir qu'il manque de lits, d'infirmières, de moyens se passe de discours ; c'est du vécu à chaque instant.

L. C.-T. : Le côté dramatique vient du fait que le film, pour la première fois, montre au spectateur le « papotage » des médecins, une conversation qui n'a pas vocation à être partagée. Mais les soignants parlent aussi de choses profanes : du prix du loyer en Île-de-France, par exemple. Ce qui ne cadre pas avec l'image d'une médecine sacrée qui sauve des vies.

Cette transgression de la ligne entre le profane et le sacré déstabilise. La fête finale, en salle de garde, est aussi un acte de transgression, une échappatoire, une catharsis dont ils ont besoin, tant eux-mêmes subissent et commettent des violences, du moins, des actes interdits dans la vie courante.

Mais il me semble qu'il ressort aussi de cela beaucoup d'humanisme, de tendresse et de dévouement pour leur métier.

Comment avez-vous choisi les cinq opérations chirurgicales auxquelles on assiste ?

L. C.-T. : On ne les a pas choisies, c'est le film qui nous choisit (rire). La plupart de nos décisions esthétiques et intellectuelles émane de la conjonction de nos deux inconscients. Nous montions en même temps que nous filmions. Puisque nous n'avions pas de scénario, nous avons visionné les 350 heures de rush dans leur intégralité : raccourcir le documentaire a été un énorme travail, car tout était intéressant.

Nous échangions sans cesse et revenions sur les choix que nous avions faits la veille. Il a notamment été difficile de couper des scènes où le discours des médecins rendait intelligibles les opérations. Mais cela devenait ennuyeux : le discours peut tuer le réel.

V. P. : Il nous détournait du corps et de sa dimension cosmique.

Cette dimension cosmique tient notamment à la prolifération d'images du corps assez inédites. D'où proviennent-elles ?

V. P. : De multiples sources, toutes prises en même temps. Nous avons récupéré les images des caméras des chirurgiens introduites dans le corps, en même temps que nous filmions l'opération de l'extérieur…

L. C.-T. : Ceci avec une caméra créée pour l'occasion par un ingénieur suisse, très légère, qui donne la même esthétique que les caméras médicales laparoscopiques. Et nous avons aussi utilisé les images des caméras scialytiques qui surplombent la table d'opération.

Le Covid s'est invité lors de votre travail. Comment avez-vous réagi ? 

V. P. : Lors de la première vague, nous ne voulions pas filmer par peur de gêner les soignants ou de prendre des équipements ou ressources qui leur manquaient.

L. C.-T. : Nous avons tourné quelques mois lors des deuxième et troisième vagues, à la demande des soignants, d'ailleurs. Mais nous n'entendions pas faire un film sur le Covid. Au dernier moment du montage, nous avons même coupé des séquences très touchantes qui y étaient liées.

V. P. : Nous avons néanmoins constaté à quel point cela fut un moment passionnant, où l'on a pris conscience de ce que pourrait être l'hôpital si les moyens étaient mis là où ils devraient l'être.

Réaliser « De Humani » a-t-il changé votre vision de la médecine ?

V. P. : Ces années de travail sont une déflagration, que nous sommes encore en train d'absorber. Je suis fascinée par la tribu des médecins, pas seulement par leur passion, leur force, leur savoir, leur courage, mais aussi par leur folie. C'est fou d'être toujours là pour nous…

L. C.-T. : Ce sont des dieux mais aussi des diables. Il y a aussi à l'hôpital du sexisme, du racisme, des formes de violences inouïes. L'hôpital est un laboratoire passionnant pour observer les extrêmes de l'humain.

Encadré

Un projet de longue haleine

Tourné dans les hôpitaux parisiens de l'AP-HP pendant plusieurs années, « De Humani Corporis Fabrica » livre un voyage esthétique, intellectuel et politique dans plusieurs corps : le corps humain, mais aussi celui de l'hôpital, voire de la société tout entière.

Dépouillé des carcans traditionnels du documentaire, le film de ces deux professeurs de Harvard (au sein du Sensory Ethnography Lab) se prête à une lecture polysémique. L'on pourra s'arrêter sur les opérations chirurgicales, ou plutôt sur les discussions des soignants, marqueurs de la santé du système hospitalier ; être fasciné ou horrifié par des images inédites des corps ; s'émouvoir devant la vulnérabilité ou admirer la force du vivant. Voir enfin comme les corps (se) tiennent ensemble, entre la vie et la mort.

Propos recueillis par Coline Garré

Source : Le Quotidien du médecin