Alors que de nouveaux traitements – plus efficaces s'ils sont administrés tôt – sont dans les tuyaux, la question du diagnostic précoce de la maladie d'Alzheimer est d’actualité. L’enjeu est de pouvoir identifier précisément les patients à même d’en tirer un bénéfice sans porter préjudice aux autres.
Après une longue traversée du désert, la recherche contre la maladie d’Alzheimer pourrait bientôt commencer à porter ses fruits avec l’arrivée de premiers traitements "étiologiques". Même, s'il est encore bien trop tôt pour crier victoire, l’espoir est de pouvoir proposer aux patients des anticorps monoclonaux capables de réduire les plaques bêta-amyloïdes et de ralentir ainsi potentiellement la progression de la maladie… à condition qu’ils soient administrés suffisamment tôt.
Dans ce contexte, le diagnostic de maladie d’Alzheimer devra se faire plus tôt qu’à l’heure actuelle, avant même l’apparition des symptômes, anticipe le Pr Bruno Dubois (directeur de l’Institut de la mémoire et de la maladie d’Alzheimer, Paris). Le neurologue entrevoit un véritable « changement de paradigme » du diagnostic, qui reposera essentiellement sur les généralistes. « Deux tiers des patients atteints de troubles cognitifs majeurs consultent leur médecin généraliste à ce sujet », rappelle dans une publication de 2020 Laurent Letrilliart, professeur de médecine générale (Lyon), particulièrement impliqué dans la lutte contre la maladie d’Alzheimer.
Mais pour le Pr Dubois, pas question de dépister les plaques amyloïdes en population générale et de prescrire largement des anticorps monoclonaux. Car tous les sujets asymptomatiques qui présentent ces lésions ne développeront pas la maladie. « L’étude Insight avait montré il y a quelques années que sur 380 sujets âgés asymptomatiques, seuls 15 avaient développé la maladie dans les 5 ans », rappelle Bruno Dubois. Or les anticorps monoclonaux comportent des effets indésirables fréquents – œdème et micro-hémorragies cérébrales parfois graves, céphalées, nausées, confusion, vertiges, etc. – auxquels il apparaît peu éthique d’exposer des individus qui pourraient ne jamais présenter de symptômes. De même, le coût potentiel de ces molécules impose de sélectionner précisément les patients éligibles. « Des auteurs américains ont affirmé que ces thérapies pourraient absorber une part non négligeable du budget de Medicare », déplore en effet le Pr Letrilliart.
Ainsi, ces futurs médicaments imposeront sans doute d’identifier, parmi tous les sujets désireux de s’engager dans une démarche diagnostique et manifestant à la fois une plainte cognitive encore banale et des lésions amyloïdes, ceux qui développeront à coup sûr des symptômes, estime le Pr Dubois.
Pour ce faire, les biomarqueurs actuellement disponibles ne suffisent pas. Si l’imagerie (lésions amyloïdes ou tau visibles au TEP scan) et la biologie (variation des concentrations en protéines amyloïdes et en protéines tau hyperphosphorylée dans le LCR) permettent de repérer les états précliniques à risque, ces examens ne sont pour l’heure pas assez puissants pour identifier les états véritablement présymptomatiques.
Pour surmonter cette difficulté, le Pr Dubois évoque des algorithmes qui pourraient prendre en compte non seulement ces biomarqueurs mais aussi d’autres facteurs de risque (antécédents familiaux, comorbidités, changements très discrets des performances cognitives, etc.).
Une maladie encore sous-diagnostiquée
Pour développer ces algorithmes, des bases de données sur les états précliniques d’Alzheimer doivent d’abord être constituées. Ce à quoi le Pr Dubois travaille en collaboration avec des généralistes. L’idée : inviter les médecins à entrer dans une application – appelée Santé Cerveau – les caractéristiques de patients manifestant des plaintes, notamment mémorielles, puis à renseigner le devenir de ces sujets.
En attendant, la priorité immédiate contre Alzheimer reste de favoriser le diagnostic « au moment opportun » chez les patients d’ores et déjà symptomatiques, qui constitue la condition préalable à l’entrée dans le parcours de soins actuel.
Car, aujourd’hui, la maladie d’Alzheimer reste sous-diagnostiquée, même à des stades relativement avancés. En cause, d’après l’agence du développement professionnel continu (DPC) : l’hésitation de nombreux médecins à s’engager dans le diagnostic précoce de la maladie d’Alzheimer, perçu, en l’absence de traitement spécifique, comme non indispensable à la prise en charge du patient mais associé à un risque d’anxiété et de stigmatisation.
Pourtant, même sans médicament étiologique, diagnostiquer la maladie d’Alzheimer dès les premiers signes peut présenter certains bénéfices. Au-delà de l’adaptation de la vie quotidienne et de la prévention de comportements à risque (conduite automobile, mauvaise gestion des traitements médicamenteux, etc.), il s’agit d’anticiper la dépendance, notamment en permettant la rédaction de directives anticipées et la désignation d’une personne de confiance, souligne le préambule de la stratégie nationale de diagnostic des troubles cognitifs. De plus, le diagnostic conditionne l’entrée dans des protocoles expérimentaux, très demandée par certains patients, et peut également bénéficier aux aidants.
Mais, dans la pratique, l’exercice peut se relever difficile, même pour les généralistes les plus engagés. Alors qu’il est prévu que les patients suspects de troubles cognitifs (majeurs comme légers) soient adressés par leur généraliste à un centre mémoire pour des explorations complémentaires, « les délais d’attente pour une consultation dans ces centres sont souvent importants, et ces structures constituent une boîte noire : nous sommes très peu consultés, très peu informés de leurs protocoles de recherche, etc. », déplore le Pr Letrilliart.
Mais le généraliste évoque surtout des outils d’orientation diagnostique inadaptés, à l’instar du score MMSE. « Il est sous copyright, sensible au niveau d’éducation des patients qui peut masquer la détérioration cognitive, et il n’existe pas de seuil bien établi à partir duquel s’inquiéter », énumère-t-il. De nouveaux tests pourraient cependant être validés prochainement. « D’autres outils sont en cours de validation par des généralistes auprès de patients présentant une plainte cognitive qui acceptent de participer à des évaluations approfondies quel que soit le résultat de leur évaluation initiale », explique le Pr Letrilliart, qui cite en particulier l’étude Trocomege (troubles cognitifs en médecine générale), qui fédère des départements de médecine générale et des Centres mémoires partenaires. En outre, le ministère de la Santé s’est engagé dans l’élaboration d’une formation nationale au repérage et à l’évaluation des troubles cognitifs destinée aux généralistes dans le cadre du DPC.
Quoi qu’il en soit, avec ou sans traitement spécifique, le Pr Letrilliart rappelle que le diagnostic d’Alzheimer, invasif sur le plan psychologique, ne peut être réalisé sans la pleine adhésion du patient, qui échappe aux algorithmes, aux chiffres, aux scores, etc. « On a des patients à très faible risque qui demandent plus d’évaluations, d’autres plus atteints qui ne veulent pas de bilan complet », témoigne le généraliste, qui insiste sur l’importance de trouver le bon moment pour s’engager dans une démarche diagnostique dans le cadre d’une décision médicale partagée.
Les anticorps monoclonaux dans les starting-blocks
Alors que les médicaments anti-Alzheimer commercialisés jusqu’à présent étaient seulement symptomatiques, les premiers traitements étiologiques potentiels émergent. Tous sont des anticorps monoclonaux qui ciblent les lésions cérébrales associées à la maladie d’Alzheimer, soit les plaques de protéines bêta-amyloïdes ou les agrégats de protéine tau hyperphosphorylée. En réduisant ces dépôts anormaux a priori impliqués dans la pathogenèse, l’espoir n'est pas de guérir la maladie mais d’en ralentir l'évolution, résume le Pr Dubois.
Bien que la capacité démontrée de ces candidats médicaments à résorber les plaques amyloïdes ne se soit pas encore formellement accompagnée, dans les essais, d’effets cliniques significatifs, des signaux encourageants suggèrent qu’ils diminueraient la pente d’aggravation des malades. Sous réserve d'être administrés tôt car, passé un certain stade, « il y a des réseaux de neurones qu’il est illusoire de penser récupérer, et un processus pourrait même être auto-activé et continuer à évoluer malgré la disparition des plaques », explique le Pr Dubois.
Aducanumab
À l’heure actuelle, les anticorps les plus avancés sont ceux qui ciblent les plaques de protéine bêta-amyloïde. Ainsi l’aducanumab (Aduhelm de Biogen) a-t-il déjà été autorisé par la Food and Drug Administration surtout sur la base de sa capacité à réduire 59 à 71 % des lésions amyloïdes après 18 mois de traitement. Une homologation soumise à des études complémentaires et controversée, des experts de l’autorité de régulation ayant d’abord rendu un avis défavorable.
D’autres molécules sont dans les tuyaux. À l’instar de celle développée par Eisai, qui aurait montré en phase II « des résultats intéressants sur sa capacité à la fois à nettoyer les plaques amyloïdes et à améliorer les performances cognitives » rapporte le Pr Dubois. Plus prometteur encore, le donanemab de Lilly, qui devrait entrer en phase III, pourrait provoquer une régression quasi-totale des lésions et cesser d’être administré après un an.
Des anticorps synthétiques ciblant cette fois la protéine tau hyperphosphorylée sont aussi à l’étude, à l’instar du somorinemab, développé conjointement par la start-up AC Immune et le laboratoire Roche. Cette molécule aurait été associée, en phase II, à un déclin cognitif moindre.
Quoi qu’il en soit, l’efficacité clinique sur le déclin cognitif mais aussi sur le déclin fonctionnel de tous ces anticorps monoclonaux reste à préciser.