« Au Canada, la santé publique n'est pas le seul moteur de la légalisation du cannabis », selon Ivana Obradovic (OFDT)

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Publié le 16/10/2018
Obradovic

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Crédit photo : DR

LE QUOTIDIEN : Au monde, seul un pays, l'Uruguay et 8 Etats américains ont déjà légalisé le cannabis récréatif. Le cas du Canada présente-t-il une spécificité particulière ?

IVANA OBRADOVIC : Tout à fait. En Uruguay, les pouvoirs publics se sont concentrés sur les questions de santé publique. Aux États-Unis, l'objectif était plutôt de faire décoller un nouveau secteur économique. Le Canada, quant à lui, revendique une 3e voie, qui conjugue un intérêt pour la santé publique et la possibilité de croissance d'entreprises dans ce marché émergent. Depuis qu'il autorise le cannabis à usage médical, ce pays est devenu le premier pôle producteur et exportateur de cannabis médical dans le monde.

Une autre particularité de sa légalisation est l'influence de l'organisation fédérale du pays. Le gouvernement installe un cadre de régulation à géométrie variable, puisque chaque province décide de ses propres règles sur l'âge légal, les quantités d'achat autorisées et les lieux d'achat. Cela conduit à des situations étranges : le Québec, par exemple, province très opposée à la légalisation, a mis en place des barrières tellement nombreuses que les conditions d'accès au cannabis sur le marché légal sont, dans les faits, fortement contraintes.

Comment les Canadiens vont-ils pouvoir s'approvisionner en cannabis à partir du 17 octobre ?

Le Canada fait le pari des points de vente autorisés, contrairement à l'Uruguay qui avait fait le choix d'une triple source d'approvisionnement (pharmacie, autoculture et cannabis social club). Ces points de vente sont parfois les mêmes lieux que ceux autorisés pour la vente d'alcool, dont certains sont gérés directement par les pouvoirs publics.

Le niveau de taxation est volontairement aussi bas que possible, plus faible que celui de l'alcool ou le tabac. Le but étant que ce nouveau marché légal reste concurrentiel par rapport au marché noir afin de le remplacer un jour. Une taxe fédérale de 10 % s'applique, à laquelle s'ajoute une taxe provinciale de 5 à 15 %. Là encore, l'amplitude est assez forte d'une province à l'autre. Au final, le consommateur doit se retrouver avec un cannabis à 4 euros le gramme environ (le prix au marché noir a beaucoup baissé depuis 2012 et s'établit à 4,80 euros le gramme environ, NDLR).

Selon vous, ce processus canadien est-il parti sur de bonnes bases ?

On peut en tout cas noter que cette légalisation n'a pas été faite dans la précipitation, comme dans l'État du Colorado où le cadre législatif a été mis en place en quelques mois. C'était bien trop court pour anticiper certains phénomènes comme le boom des produits alimentaires contenant des dérivés du cannabis.

Au Canada, il a fallu plusieurs décennies de travaux publics, de débats parlementaires et plusieurs rapports sur les impacts financiers et sanitaires de la légalisation. En novembre 2016, une task force a rendu 80 propositions qui ont servi de base au projet de loi. Dans le même temps, une consultation publique a été menée.

Depuis l'annonce de la légalisation par le Premier ministre canadien Justin Trudeau, au G7 en 2015, un maximum de précautions ont été prises. Pour reprendre l'exemple des produits alimentaires contenant du cannabis, les autorités canadiennes ont décidé d'attendre 2019 avant de décider s'ils doivent ou non les autoriser.

Sur quels critères devra-t-on se baser pour juger, dans quelques années, si le Canada a « réussi » sa légalisation ?

Le premier critère sera les niveaux de consommation des mineurs. Chez les adultes, on regardera l'impact de la légalisation du cannabis récréatif sur la baisse de l'usage problématique. Mais, globalement, le principal critère restera le recul ou non du marché noir. On sait par exemple qu'en Uruguay, les trois quarts du marché sont encore aux mains du marché noir.

Dans un éditorial daté du 15 octobre, la rédactrice en chef du « Canadian Medical Journal Association » a des mots très durs envers ce projet de légalisation. Elle estime que toute augmentation de la consommation de cannabis sera de nature à le remettre en question.

La hausse de la consommation n'est pas la seule préoccupation de l'association canadienne. Elle estime également que l'âge limite retenu est trop bas. Ils voulaient un âge minimum de 21 ans, certains psychiatres avançant même le chiffre de 25 ans, alors que l'âge limite a été fixé à 18 ou 19 ans selon les provinces. L'association craint aussi un effet sur la sécurité routière.

Propos recueillis par Damien Coulomb

Source : lequotidiendumedecin.fr