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Face à la dépression sévère des adolescents

Publié le 15/10/2015
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Un article récent du « Quotidien du Médecin » rapportait une étude de 2001 portant sur l’effet placebo de deux antidépresseurs la paroxetine et le tofranil sur les dépressions des adolescents.

Il rappelait la pertinence de cette étude, les tentatives des laboratoires à en tourner les conclusions. Il rappelait aussi qu’un seul médicament a obtenu une AMM pour l’indication des dépressions sévères chez l’adolescent, et « encore, elle n’est prescrite qu’en deuxième intention, en adjuvant à la psychothérapie ».

Pour expliquer un effet placebo de certains médicaments, dont l’efficacité est incontestable sur les dépressions graves de l’adulte, comme la dépression mélancolique, il est important d’avoir à l’esprit quelques repères psychopathologiques concernant les troubles de l’humeur de l’adolescence, qui est un temps de franchissement.

Un temps compté

L’adolescence est un temps de choix qui s’imposent à chacun. Ces choix prennent une tonalité dont la gravité est liée à l’enjeu de la sexualité qui surprend et déborde les adolescents, mais aussi à ce que le temps devient compté pour leur orientation dans leur cursus scolaire ou leur formation, pour frayer leur place dans la vie sociale. Les adultes et les instances qui les entourent dans la société leur rappellent les échéances qui s’imposent à eux, alors que l’enfance permettait de supposer pouvoir différer les constats de leurs difficultés personnelles et les conséquences nécessaires à en tirer.

Nous devons avoir à l’esprit ce qui se met en jeu dans tout choix imminent. Dans tout choix important chacun ressent une part d’incertitude, et ne se trouve convaincu de la pertinence de celui-ci que dans un après-coup. Tout comme dans un brouillon. C’est dire la nécessité d’un climat de bienveillance qui doit présider à un choix véritable, comme pour débuter un brouillon ; climat qui n’est pas celui des exigences de l’orientation du jeune à cette époque de sa vie. Par ailleurs, c’est de manière inaugurale qu’un adolescent est amené à apprendre à compter sur cette part d’intimité et d’incertitude du brouillon intérieur qui préside à un choix. Il découvre alors une manière d’apprendre à compter sur lui qui ne lui est pas familière, qui s’ébauche en lui dans le meilleur des cas et qui tranche avec l’assurance des repères du monde adulte qui fait autorité.

Un brouillon intérieur fragile

Enfin et surtout, si une fois un choix effectué, chacun est amené à compter sur le résultat de son initiative, il perd logiquement tout ce qu’il n’a pas choisi. Et ce, sans difficulté puisqu’il compte sur l’appui que lui offre son choix. Comme en escalade, prendre une nouvelle prise rend inutile la précédente, désormais perdue. Par contre un jeune peut hésiter dans ses choix, et en venir à renoncer à l’avancée de ses choix, du fait de la pression de l’entourage, du fait de la fragilité inhérente à l’élaboration de son brouillon intérieur ; s’il ne rencontre pas un climat de bienveillance nécessaire à cette élaboration, s’il ne rencontre pas dans l’initiative qui lui est nécessaire l’incitation du monde adulte. Dès lors, ce qui envahit sa pensée, c’est l’ensemble de tout ce qu’il pourrait perdre s’il faisait un choix, sans compter sur l’appui de celui-ci. Il est envahi par l’ampleur des pertes de ce qu’il ne choisit pas. Et l’étendue de ces pertes incontournables, si on les rapporte à la logique même de la structure du choix, le déprime, en fait un adolescent déprimé. Dans ce sens, la dépression est liée à la difficulté de dépasser une perte en l’acceptant comme nécessaire à l’évolution. L’absence de perspective ne peut que progressivement aggraver son état clinique, dont les caractéristiques sont incontestables, mais dont la psychopathologie est à analyser finement.

De ce fait, la visée thérapeutique du praticien est de mettre en œuvre dans l’échange avec l’adolescent, comme avec ses proches, les conditions qui puissent lui permettre de débuter le brouillon intérieur de ses choix vitaux, avec l’appui de l’anticipation que propose le clinicien ; comme un enfant se hasarde à marcher, se lance dans le vide sur l’anticipation de ses parents et découvre, dans l’après coup-de sa lancée, les conditions de son équilibre. Il s’agit de permettre au jeune de s’affranchir des freins spécifiques de son histoire personnelle et familiale.

Bien entendu, dans ce travail, le praticien peut découvrir exceptionnellement des manifestations cliniques graves de mélancolie ou de psychose ; c’est exceptionnel. Le plus souvent il constate, au fil de l’attention portée ainsi à l’adolescent et à ses proches, des tâtonnements successifs et inattendus de l’adolescent qui révèlent un parcours que celui-ci construit peu à peu, trouvant confiance en soi.

De ce fait, la prescription d’un antidépresseur est hors sujet, ne peut en rien répondre à cette quête du jeune ; bien souvent elle ne peut que susciter un désespoir que l’enjeu vital n’est pas considéré à sa juste valeur ; si on traite cette situation de franchissement comme une maladie à laquelle on donne un médicament on court-circuite un franchissement et on déplace le problème ; ce qui peut expliquer des tentatives de suicide rapportées après ces prescriptions, souvent avec le médicament proposé. Les acteurs de ces études et l’agence française de la sécurité sanitaire, comme les instances équivalentes outre-Atlantique, ont bien mis en évidence ce travers.

C’est dire la responsabilité du clinicien à une analyse psychopathologique soigneuse pour offrir au jeune les conditions de constituer ses propres perspectives, ce qui dissout peu à peu les manifestations dépressives.

*Psychiatre, psychanalyste, auteur de plusieurs ouvrages notamment « Les troubles du comportement : où est l’embrouille ? », Eres, Toulouse
Par le Dr Jean Marie Forget*

Source : Le Quotidien du Médecin: 9441