Parler du terrorisme nucléaire et radiologique est scientifiquement et politiquement incorrect. Interrogé à ce sujet, André-Claude Lacoste, directeur de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) répliquait qu'il est hors de question de communiquer sur ces questions au risque de fournir des renseignements aux terroristes. Cette doctrine, qu'on peut qualifier de secret défense, prévaut du reste dans la plupart des pays, y compris aux Etats-Unis.
Un choix qui expose cependant à d'autres dangers. C'est ce qui pousse plusieurs experts à monter au créneau, à l'invitation de Nicole Colas-Linhart, directrice du laboratoire de biophysique et de médecine nucléaire de l'hôpital Beaujon. Ces francs-tireurs ne sont pas des moindres parmi les spécialistes du nucléaire. Ainsi Roland Masse, membre de l'Académie des technologies, ancien président de l'Office pour la protection contre les rayonnements ionisants (OPRI) : « La catastrophe de Tchernobyl a apporté la preuve a contrario qu'il est urgent d'informer en la matière », assure-t-il. Et aujourd'hui, un certain nombre d'indices témoignent que l'on est en présence d'un risque qui ne relève pas du fantasme : depuis le démantèlement de l'ex-URSS, on aurait perdu la trace dans ce pays de quelque 450 tonnes de plutonium pur et de 1 700 tonnes d'uranium enrichi ; en 1994, on a retrouvé 4 kilos d'uranium enrichi et 400 de plutonium pur en Allemagne, dans un garage ; en 1998, toujours en Allemagne, ce sont 18,5 kilos d'uranium enrichi qui étaient découverts. D'autres sources sont aisément détournables, souligne l'académicien : les sources industrielles et médicales notamment (radiothérapie, curiethérapie), et on sait que les structures hospitalières qui en recèlent des masses critiques ne sont pas d'inviolables bunkers. Mais au moins une disparition survenant en France serait-elle signalée, ce qui n'est pas garanti dans un pays d'Europe de l'Est.
« Oui, confirme le Dr Patrick Gourmelon, du Service de santé des armées, chef du département de protection de la santé humaine et de dosimétrie à l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), quantité de sources orphelines sont très faciles à se procurer aujourd'hui en très grandes quantités et constituent autant de menaces, patentes ou insidieuses. »
Plusieurs scénarios
Pour cet expert, plusieurs scénarios devraient être étudiés. Le premier concerne l'explosion d'une bombe contenant des produits radioactifs ; l'urgence médico-chirurgicale devrait primer sur l'urgence radiochimique. Le triage s'effectuerait selon les procédures classiques, la décontamination externe (par déshabillage suivi d'une douche ou d'un bain) et interne (en utilisant des traitements à large spectre) venant dans un second temps.
Deuxième scénario, la dissémination de sources orphelines dans des lieux de grande affluence ; une source de cobalt 60 d'une valeur de 1 000 curies dissimulée sous une banquette de métro créerait une trentaine de syndromes aigus d'irradiation par demi-heure ; les patients présentant des brûlures fortement évolutives devraient être pris en charge selon des stratégies thérapeutiques qui ne font pas à ce jour l'objet d'un consensus international (greffe de moelle ou abstention).
Autre scénario envisageable, l'épandage sans explosion d'une substance radioactive pour créer une réaction de panique populaire avec un risque dépourvu d'impact immédiat, mais susceptible d'entraîner des apparitions de tumeurs cancéreuses à moyen ou long terme. La gestion médicale de crise concernerait les aspects psychologiques et sociaux comparables à un phénomène de guerre urbaine : stress aigu, stupeur, comportements hystériformes, fuites éperdues dans la nature, qui requièrent une prise en charge précoce, alors que le stress chronique, en particulier le syndrome de stress post-traumatique, demande une prise en charge moins urgente.
Les experts ne sont pas unanimes sur la conduite à tenir dans un tel cas : si le Dr Gourmelon estime qu'il convient d'accompagner et d'encadrer les foules en fuite, un contradicteur du Centre à l'énergie atomique (CEA) lui oppose que mieux vaut enjoindre au public de rester confiné à l'abri des lieux de vie, toute sortie exposant aux radiations.
D'autres scénarios existent, comme les disséminations de sources orphelines stockées sur les chantiers, qui entraîneraient un risque insidieux avec une importante morbidité par syndrome cutané radiologique sévère. Ou encore la collision d'un avion de ligne, qui, à la manière des deux appareils lancés le 11 septembre 2001 sur les tours du World Trade Center de New York, finirait sa course sur une centrale nucléaire, mettant à mal les circuits de refroidissement et, catastrophe paroxystique, endommagerait le dôme et la cuve du réacteur.
Revenant sur les événements du 11 septembre, le Dr Gourmelon souligne combien ils ont mis à mal la doctrine de gestion de crise : « Avant, on travaillait sur l'hypothèse de quelques sites réputés à risque et aujourd'hui on a compris que c'est tout le pays qui est exposé, le lieu de l'attentat est devenu totalement imprévisible. »
Pour autant, la culture de risque n'a guère évolué. Elle reste nettement plus faible que celle qui a été développée autour du risque biologique.
Concernant ce dernier, le Pr Jean-François Lacronique, président de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, a rappelé les grands axes du plan variole, qui prévoit « une préparation a minima avec des équipes dédiées d'infectiologues vaccinés et des schémas de stratégie graduée d'intervention extrêmement précis ». Malgré les limites de ces mesures (en particulier le fait que la vaccination serait inopérante dans le cas de la militarisation d'un virus mutant de la variole), force est de constater qu'en matière de risque d'attentat nucléaire ou radioactif, si des procédures sont imaginées par des experts, aucun plan national digne de ce nom n'a, à ce jour, été conçu. Aucune formation médicale spécifique, aucun entraînement ni exercice n'existe.
« La plupart des soignants, y compris les médecins, s'imaginent que le plutonium, tel un papillon, vole dans l'atmosphère ; ils pensent que le recours à un scaphandre est vital, alors qu'une simple tenue de bloc suffit pour traiter sans risque une personne contaminée. »
« Même en médecine nucléaire, on est désemparé, surenchérit Nicole Colas-Linhart ; en cas d'arrivée dans un service d'urgence hospitalière de personnes contaminées par un épandage radiologique, une réaction de panique du personnel est à craindre. Alors qu'il serait incomparablement plus en danger avec la survenue d'un cas de variole. »
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