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Colloque singulier : comment garder la bonne distance avec le patient ?

Publié le 24/01/2020
Colloque singulier : comment garder la bonne distance avec le patient ?

Une
I.Stevanovic Adobe Stock

Être généraliste, c’est suivre des patients au long cours et apprendre, au fil des consultations, à mieux les connaître. Comment éviter qu’avec le temps, des considérations d’ordre affectif viennent s’immiscer dans la relation de soin ? Cette question taraude bien des généralistes, et elle est loin d’avoir une réponse unique.

Il est 8 h 00 : arrivée au cabinet. Le temps de se préparer un café, l’ordinateur est allumé et la liste des rendez-vous de la matinée s’affiche. Mme M. à 10 heures, super, cela fait longtemps et ce sera l’occasion de demander des nouvelles du petit dernier parti travailler à l’étranger ! M. T à 10 h 30… Oh non… Avec lui, c’est allusions racistes et réflexions sexistes assurées… Les atomes inégalement crochus sont le quotidien des généralistes, qui savent bien les gérer : Mme M. et M. T. recevront donc tous deux des soins de qualité. Mais ce n’est pas forcément avec la première que les choses seront les plus faciles.

Prendre en charge un patient que l’on connaît bien et que l’on apprécie depuis longtemps n’est en effet pas si aisé qu’il pourrait y paraître. Le Dr Johann Tétart, généraliste à Nice et chargé d’enseignement à la fac de la cité azuréenne, est bien placé pour le savoir : sa thèse, soutenue en 2014, portait sur l’évolution de la relation médecin-patient lors d’un suivi au long cours. « Avec ce genre de patients, les médecins craignent de s’installer dans une forme de routine qui risque de les faire passer à côté de quelque chose », constate le jeune médecin, qui a interrogé sur le sujet 20 généralistes, installés dans les Alpes-Maritimes depuis plus de 30 ans.

Autre risque pointé par ces praticiens expérimentés : le risque d’une trop forte implication affective. « Parfois, on ne voit pas que le patient est malade parce qu’on ne veut pas qu’il soit malade », remarque le Niçois. Mais bien sûr, la proximité peut aussi, selon lui, avoir des effets bénéfiques. « Quand les médecins connaissent bien leurs patients, ils ont parfois des intuitions cliniques qui les surprennent », constate-t-il. « Sans avoir tous les critères d’indication d’un examen, ils vont le prescrire et avoir la confirmation qu’ils ont bien fait. »

Chacun sa manière

S’il y a un enseignement à tirer des témoignages recueillis dans le cadre de cette thèse, c’est donc que la question de la distance est complexe : la proximité avec le patient peut tout aussi bien favoriser que brouiller la relation thérapeutique. C’est pourquoi cette thématique se trouve désormais au centre des enseignements de médecine générale. « Beaucoup de gens pensent que tout ce qui relève de la communication est inné », critique le Pr José Gomes, professeur émérite à la faculté de médecine de Poitiers, dont il a longtemps dirigé le département de médecine générale. « Il y a certes des gens qui ont des aptitudes personnelles, mais il s’agit d’une vraie compétence qui peut s’enseigner. »

José Gomes a d’ailleurs régulièrement animé à Poitiers un atelier sur la question de la distance. C’est également une thématique qui peut se prêter à l’enseignement via des techniques de simulation, de jeux de rôles, etc. (lire interview ci-dessus). Le but de cet atelier étant de comprendre la notion d’empathie, qu’il ne faut pas confondre, d’après le Poitevin, avec la sympathie. « L’empathie, c’est justement une distance qui n’empêche pas la proximité », indique-t-il. « C’est le professionnalisme qui nous permet d’être dans une relation d’aide avec tous nos patients, quels qu’ils soient» Mais attention, prévient l’universitaire, « la bonne distance n’est pas donnée une fois pour toutes, c’est un ajustement permanent ».

En plus d’être mouvante, la question de la bonne distance a la particularité de ne pas pouvoir trouver de réponse unique valable pour tous les praticiens. Qu’il s’agisse de l’attitude à adopter face à un patient qui opte pour le tutoiement, face à une invitation à dîner ou encore face à certains cadeaux, la réponse dépend de la personnalité du médecin. « Quand je demande aux étudiants s’ils estiment qu’on peut soigner ses proches ou les membres de sa famille, on ne trouve jamais de réponse univoque », raconte par exemple José Gomes. « Mais ce qui est important, c’est de s’être posé la question. »

Ce que le numérique a changé

La question de la distance entre médecin et malade va-t-elle se dissoudre d’elle-même ? Le numérique, avec les possibilités qu’offrent les sites d'information en santé et les sites de prise de rendez-vous, ont en effet atténué le lien médecin-patient. « Les médecins d’une certaine génération ont vu la relation se transformer, note Johann Tétart. Elle était marquée par une certaine verticalité, la notion d’autorité. La position du sachant a progressivement été remise en cause, et d’autres phénomènes sont intervenus : le nomadisme, le fameux "j’y ai droit"… » Autant de facteurs qui rendent la relation moins personnelle. « Il ne s’agit pas de la majorité des cas, tempère l'enseignant niçois. La plupart des patients conservent un attachement fort à leur médecin. » Ces derniers ne sont donc pas près d’oublier la lancinante question de la bonne distance.

Les liaisons dangereuses

Le Dr Dominique Dupagne, généraliste parisien qui a beaucoup réfléchi à la question de la distance (il a notamment été en 2018 l’initiateur d’une pétition visant à interdire les relations sexuelles entre médecin et patient), a pour sa part adopté une position claire. « Bien que j’aie l’impression d’être empathique avec mes patients, je n’aime pas les familiarités de type tutoiement, et encore moins faire la bise », indique-t-il. « J’estime que je suis dans une relation professionnelle qui peut être empathique sans avoir besoin d’être familière. » Mais il ne s’agit pas pour lui d’une règle universelle. « Je comprends que d’autres médecins plus expansifs aient d’autres pratiques », reconnaît-il. « Mais en laissant s’installer une certaine familiarité, il y a toujours le risque de faciliter la chose la plus toxique qui soit, c’est-à-dire une relation affective, voire sexuelle entre le médecin et son patient. »

Quels que soient les choix effectués par le praticien, le maintien de la relation médecin-patient dans le cadre professionnel est en effet également une manière d’éviter de se retrouver sur ce qu’on appelle « la pente glissante ». « Certains auteurs, notamment au Canada, ont décrit ce mécanisme », explique José Gomes. « Plus on descend dans la pente, plus on court le risque de la perte de distance, et donc du mauvais soin. Tout dépend des situations : tutoyer un patient n’est pas forcément une perte de distance immédiate, mais c’est un premier pas dans la pente. Et en bas de celle-ci, il y a les relations sexuelles. » Bien sûr, il n’y a pas d’automaticité : tout médecin qui s’approche de la pente ne va pas forcément finir tout en bas. Mais il est important qu’il sache où il met les pieds.

Des généralistes témoignent


Quand un patient qu’on apprécie choisit un autre médecin, c’est perturbant


« Chaque patient est différent. Il y en a pour lesquels la question de la proximité ne se pose pas. Pour d’autres, en revanche, on a une forme de sympathie, ou à l’inverse on trouve que la relation est plus pénible. Dans ce second cas, il y a un travail sur soi à effectuer pour continuer à jouer son rôle de médecin au mieux. Les groupes Balint auxquels je participe m’aident beaucoup dans cette recherche du bon équilibre. Ce qui ne m’empêche pas d’être parfois désagréablement surpris dans certaines situations. Quand un patient dont on se sent proche change de médecin, c’est un peu perturbant. Et puis il y a la délicate question des cadeaux. Cela veut souvent dire quelque chose pour le patient, c’est important pour lui. Il faut toutefois se demander ce qu’il attend en échange : dans certaines cultures, c’est très naturel, et on peut accepter si c’est raisonnable. Mais il y a des limites à ne pas dépasser. »


Dr Arnaud Maury, Bain-de-Bretagne (Ille-et-Vilaine)

On identifie parfois des patients à des proches


« Avoir une grande proximité avec certains patients peut présenter des avantages et des inconvénients. Plus on connaît les gens, plus on sait comment leur transmettre des messages. Mais le revers de la médaille, c’est que l’on n’a parfois pas un regard assez neuf sur certains symptômes. Et il y a des patients avec lesquels on peut rapidement se laisser envahir par ses émotions. On peut les identifier à des situations vécues par des proches. Quand on se projette ainsi, ce n’est pas facile à gérer, surtout quand il s’agit de maladies graves, voire de mort. Dans ces cas-là, la solution n’est pas dans les cours théoriques reçus à la fac. On ne nous a rien enseigné là-dessus. On apprend sur le tas, avec les médecins qu’on rencontre pendant ses études ou dans sa pratique. Le fait d’être dans un cabinet de groupe est un grand avantage pour cela : les collègues peuvent donner des conseils pour être dans une forme d’empathie qui permet de ne pas forcément éprouver corps et âme tout ce que le patient vit. »

Dr Anna Christidis, Gennevilliers (Hauts-de-Seine)

 

Depuis quelques mois, j’ai le tutoiement plus facile


« J'ai récemment remarqué un phénomène qui m'a surpris. Je me suis rendu compte qu’avec des patients que je connais depuis une certaine durée, mais aussi avec ceux que je connais depuis moins longtemps, la distance s’est raccourcie. J’avais des postures probablement destinées à me protéger, mais elles se sont assouplies au fur et mesure que je me sentais mieux assis dans mon exercice, plus confiant dans mes capacités. Depuis quelques mois, j'ai le tutoiement plus facile, notamment pour des patients que j'ai connu enfants. Mais il m'arrive aussi de tutoyer dans des contextes très spécifiques. Quand la personne vit quelque chose de particulier, qu’elle ne sait pas quoi faire et que je sens qu’il faut frapper fort, il m’arrive de dire "Écoute mon vieux, écoute-moi bien". Cette technique produit souvent son effet. »

Dr Éric Faidherbe, Mulhouse (Haut-Rhin)

Dossier réalisé par Adrien Renaud