Le concept d'oncogériatrie repose sur deux principes croisés : d'une part soigner le cancer de la personne âgée en mettant en œuvre, comme chez l'adulte plus jeune, tout l'arsenal thérapeutique disponible ; d'autre part prendre en compte les aspects médicaux, psychocognitifs et sociaux très souvent associés, appréciés grâce à une évaluation gériatrique préalable. La pluridisciplinarité, associant compétences oncologiques et gériatriques, est donc la règle. Objectif affiché : offrir aux sujets âgés atteints de cancer une prise en charge globale de qualité, curative ou non, à travers la mise en place d'un plan personnalisé de soins.
Pour autant, les freins et les questions non résolues sont nombreux : absence de référentiels spécifiques applicables après 65-70 ans, incertitude sur l'efficacité et la tolérance des protocoles thérapeutiques et carence d'essais cliniques en ce domaine, réticence à mettre en œuvre une démarche diagnostique rigoureuse… Toutes notions développées dans le rapport de l'Institut national du cancer (INCa) sur l'état des lieux en oncogériatrie (1).
LE POIDS DES CHIFFRES (1)
- En 2005, on comptait cinq millions de personnes de plus de 75 ans en France, et l'on prévoit un doublement de ce chiffre en 2050. Désormais, le cancer représente la 1ère cause de mortalité après 60 ans. Pour 2008, sur les 206 013 nouveaux cas de cancers estimés en population masculine, 31,5 % concernent les 65-74 ans, 24,5 % les 75-84 ans et 6,1 % les plus de 85 ans ; soit au total 62,1% des nouveaux cas de cancers masculins supportés par les plus de 65 ans. Même constat chez les femmes : incidence estimée à 146 818 nouveaux cas, les pourcentages respectifs par tranches d'âge étant de 20,7 %, 21,5 % et 9,9 % ; soit 52,1 % au total. Plus de la moitié des nouveaux cas de cancers surviennent donc chez les plus de 65 ans.
- Les localisations varient avec l'âge, mais globalement, les plus fréquentes sont la prostate, le côlon-rectum, le sein et le poumon.
- Les comorbidités étant fréquentes chez le patient âgé, les notions de mortalité et de survie doivent être pondérées par la probabilité de décès par une cause que le cancer. Même lorsque l'on tient compte de cet élément, les taux relatifs de mortalité liés aux différents cancers s'élèvent lorsque l'âge au diagnostic augmente, notamment après 75 ans. C'est essentiellement dans l'année qui suit le diagnostic que la mortalité est la plus forte.
Pour une même localisation, et compte tenu des autres causes potentielles de décès, un sujet âgé chez lequel un cancer vient d'être diagnostiqué a donc une probabilité de survie inférieure à celle d'un adulte plus jeune.
Deux exceptions à signaler : le cancer de la prostate (risque de décès le plus bas entre 65 et 70 ans, puis augmentation au-delà de cet âge) et le cancer du sein (risque élevé pour les femmes jeunes, puis minimum autour de la ménopause et augmentation à nouveau au-delà). Parmi les raisons invoquées par l'INCa pour expliquer l'augmentation du risque de décès par cancer chez les sujets âgés, figure la prise en charge tardive, ou inadaptée (trop ou pas assez agressive), ou de moins bonne qualité.
L'ETAPE DIAGNOSTIQUE
- Toujours selon le rapport de l'INCa, la démarche diagnostique en cas de suspicion de cancer est moins approfondie chez le sujet âgé. Chez les plus de 70 ans, le pourcentage de cancers de stade indéterminé est plus élevé au moment du diagnostic que chez les adultes plus jeunes, l'absence de confirmation anatomopathologique est plus fréquente, le pourcentage de cancers à des stades avancés est plus élevé, et le bilan d'extension est moins précis. "Chez le sujet âgé, la symptomatologie est souvent banalisée, souligne le Pr Jean-Pierre Droz, aussi bien par le médecin que par le patient.
C'est le cas par exemple de la constipation ou de l'anémie, alors que ni l'une ni l'autre ne doivent être considérées comme normales. Et même lorsque la symptomatologie attire l'attention, les examens nécessaires sont moins souvent réalisés. Autre idée fausse : les cancers de la personne âgée seraient davantage asymptomatiques par rapport à ceux survenant chez des patients plus jeunes. Ils ne le sont que lorsque l'on ne s'intéresse pas aux symptômes ! Et pour le même type de tumeur, l'agressivité au plan histologique ne diffère pas, quel que soit l'âge ; sauf pour certaines hémopathies, les sujets âgés ayant plus souvent des lymphomes de bas grade ou des leucémies lymphoïdes chroniques".
- "Par ailleurs, l'arrêt des dépistages organisés après l'âge de 74 ans (sein, côlon) ne doit pas être interprété de façon erronée, en concluant à une absence de bénéfice du diagnostic précoce des cancers dans les tranches d'âge supérieures. Simplement, l'homogénéité de la population entre 50 et 74 ans, où les bien portants sont majoritaires, justifie la démarche du dépistage organisé. Le bénéfice en terme de santé publique est alors important. A partir de 75 ans, l'état de santé de la population est plus hétérogène, le bénéfice du dépistage organisé s'amoindrit. Mais cela n'empêche nullement de mettre en oeuvre un diagnostic précoce individuel si l'état de santé du patient le permet. Par exemple, le test Hemoccult? peut très bien être réalisé régulièrement tous les deux ans après l'âge de 74 ans sur prescription du médecin, de même que la mammographie. L'incidence des cancers augmentant avec l'âge, le rôle du médecin généraliste est essentiel. C'est lui en effet qui poursuit la surveillance de ses patients une fois ceux-ci sortis des structures de dépistage organisé et c'est à lui que revient la tâche d'estimer, pour chacun d'entre eux, le bénéfice potentiel d'un diagnostic précoce. Ce thème a d'ailleurs fait en Rhône-Alpes l'objet d'une conférence publique d'élaboration de recommandations".
- Enfin, l'absence prévisible de possibilité de traitement curatif ne constitue pas un motif pour surseoir au diagnostic chez un patient âgé. "Cette attitude est infantilisante, irrespectueuse et n'est pas défendable. De plus, l'abstention thérapeutique ne peut rationnellement être envisagée que si une démarche diagnostique a été effectuée au préalable".
LES SPECIFICITES DE LA PRISE EN CHARGE ONCOGERIATRIQUE
Les taux de survie spécifique, c'est-à-dire après prise en compte et élimination des effets des comorbidités associées au cancer, à facteurs pronostiques égaux et dans des conditions de thérapeutiques optimales, sont théoriquement identiques à ceux de patients plus jeunes. "La réalité est différente. La chirurgie est souvent différée chez les patients âgés, la radiothérapie également.
Les protocoles de chimiothérapie sont parfois allégés sans critères décisionnels objectifs. Or, la décision de traitement ne peut être prise qu'une fois l'état de santé global du patient évalué, la part des comorbidités appréciée, et l'importance d'une éventuelle dépendance estimée. Pour les cas les plus complexes, cette étape procède de l'évaluation gériatrique approfondie".
L'évaluation gériatrique
- Il existe différents niveaux d'évaluation. Le niveau "dépistage" est du ressort de tout médecin, et notamment du généraliste, dont la connaissance du patient lui donne accès à de nombreuses informations. Complétées grâce à certains outils de dépistage gériatrique : station unipodale et timed up & go test pour la marche et l'équilibre, Geriatric Depression Scale à 4 questions (mini-GDS) pour l'état thymique, Mini-Mental State Examination (MMSE) pour la cognition, Mini Nutritional Assessment (MNA) pour l'état nutritionnel, échelle d'activités instrumentales de la vie quotidienne (IADL) pour les capacités fonctionnelles (2). Cette première étape de dépistage permet de repérer les problèmes majeurs et de juger de l'utilité d'une évaluation gériatrique approfondie (encadré 1). D'autre part, une étude multicentrique, ONCODAGE, est en cours en France sous l'égide de l'INCa, afin de valider un outil de dépistage gériatrique en cancérologie. Les résultats seront connus fin 2010.
- La comorbidité la plus fréquente est l’hypertension artérielle toutes classes d’âges confondues. Puis viennent les tumeurs solides (antécédents), les maladies respiratoires, le diabète, les maladies coronariennes et l'artérite (1)
Les UPCOG
La collaboration oncologue-gériatre est donc nécessaire. Actuellement la démarche oncogériatrique n'est pas développée sur tout le territoire, et seulement 15 à 20 % des plus de 70 ans sont actuellement dans le circuit oncogériatrique. Il existe en France 15 unités pilotes de coordination en oncogériatrie (UPCOG), mises en place par l'INCa et réparties dans 12 régions (http://www.e-cancer.fr/les-soins/oncogeriatrie/les-15-upcog).
Leur mission est de promouvoir l’information, la formation et la recherche en oncogériatrie, et de coordonner avec les différents acteurs les parcours de soins des patients âgés atteints de cancer, depuis le moment du diagnostic jusqu'à la mise en place d'un programme de soins, suivi inclus. La prise de décision s'effectue au sein de réunions de concertation oncogériatrique (RCOG). "Les UPCOG peuvent être des interlocuteurs directs pour les médecins généralistes. Mais partout où les unités de coordination oncogériatrique ne sont pas encore implantées, le généraliste travaille "historiquement" en concertation avec les oncologues et les spécialistes d'organe. Si ceux-ci ont déjà un regard oncogériatrique, la transmission des informations détenues par le généraliste – comorbidités, traitement en cours, conditions de vie - s'en trouve bien sûr facilitée. Il s'agit déjà là d'une démarche d'évaluation".
Les thérapeutiques en oncogériatrie
- L'insuffisance des connaissances en oncogériatrie ne facilite pas la prise en charge des patients, et les protocoles thérapeutiques sont extrapolés à partir des référentiels existant pour les sujets plus jeunes. Trop peu de sujets âgés sont en effet inclus dans les essais cliniques oncologiques. L'une des mesures phare du Plan Cancer 2009-2013 est d'ailleurs d'augmenter la participation aux essais cliniques des malades appartenant aux populations les plus vulnérables, dont les personnes âgées (3). Une autre mesure concerne l'élaboration de recommandations de stratégies de prise en charge adaptées aux personnes âgées pour les cancers ayant la plus grande incidence à partir de 2010, et insiste sur la nécessité d'une réelle coordination entre oncologues et gériatres, ainsi que sur l'intégration du médecin traitant et des professionnels de proximité aux dispositifs de soins.
- Les techniques chirurgicales sont les mêmes en oncogériatrie qu'en cancérologie classique (4), et le patient âgé doit pouvoir bénéficier des techniques les plus modernes. Le bilan pré-opératoire doit inclure les données gériatriques et anticiper la plus ou moins grande tolérance du patient à l'agression chirurgicale. La période post-opératoire est souvent délicate, et plusieurs éléments doivent être spécifiquement surveillés (1) : l'apparition d'un état confusionnel, qui concerne 15 à 50 % des patients de plus de 70 ans ; l'installation d'une dénutrition, ainsi que les risques qui lui sont associés : fonte musculaire et chutes, insuffisance respiratoire, infections.
- Concernant la radiothérapie, il existe des possibilités d'adaptation du protocole chez le sujet âgé. La technique de l'hypofractionnement des doses, notamment dans le cancer du sein, permet ainsi de délivrer des doses par séance plus élevées qu'en mode conventionnel et de réduire le nombre de séances (1). Ceci afin de diminuer le nombre de trajets entre l'hôpital et le domicile, sources de fatigue. "Cette méthode a la même efficacité et une toxicité immédiate similaire à celles du fractionnement conventionnel. A long terme en revanche (10 ans), la toxicité de l'hypofractionnement est plus élevée, notamment vis-à-vis du risque de sclérose dans la zone irradiée, ce qui contre-indique sa réalisation chez le sujet jeune. En outre, cette technique n'est pas utilisable dans certaines localisations, comme le rectum, où la proximité de nombreux organes de voisinage interdit de concentrer la radiothérapie de façon trop importante".
Dans quelques pathologies, la réalisation de la radiothérapie est rendue difficile par l'impossibilité pour le patient de rester parfaitement immobile : maladie de Parkinson, démence. En cas de cancer du poumon, l'irradiation médiastinale expose à un risque accru de fibrose radique, et en ORL, il faut prendre garde au risque de mucites, pourvoyeuses de dénutrition (4).
- L'utilisation des chimiothérapies anticancéreuses fait l'objet de précautions d'emploi et/ou contre-indications particulières (encadré 2). "Pour autant, l'administration de traitements moins agressifs ne constitue pas toujours une bonne option, comme en témoigne cette étude américaine (5) menée chez des patientes de 65 ans et plus, atteintes d'un cancer du sein et recevant soit une chimiothérapie standard, soit seulement de la capécitabine orale. Le traitement oral, moins agressif et plus facile à prendre, s'est révélé moins efficace en termes de survie sans récidive et de survie globale. Il est donc préférable de procéder à une bonne évaluation préalable des risques liés à la chimiothérapie et d'adapter les soins de support en conséquence, plutôt que de réaliser une adaptation médiocre du traitement. Exemples, la prévention des neutropénies par le facteur de croissance G-CSF (granulocyte colony stimulating factor) et celle de l'anémie par l'érythropoïétine, qui doivent être plus systématiques que chez l'adulte jeune".
- S'agissant des thérapies ciblées, les données sont peu nombreuses en oncogériatrie. "Les inhibiteurs des récepteurs de l'EGF (epidermal growth factor), tels les anticorps monoclonaux trastuzumab ou cétuximab, s'utilisent pour l'heure de la même façon que chez le sujet jeune, sous réserve de tenir compte les risques d'interactions médicamenteuses, notamment avec l'anthracycline. Les anti-VEGF (vascular endothelial growth factor) par contre, comme le bévacizumab, sont d'utilisation plus problématique en cas d'HTA ou d'antécédent d'accident vasculaire cérébral".
Quand renoncer au traitement ?
"Nous sommes parfois amenés à renoncer au traitement curatif. C'est le cas lorsque les mesures thérapeutiques spécifiques ne sont pas applicables, et que les inconvénients du traitement anticancéreux priment sur ses bénéfices. Egalement lorsque le risque de décès par une autre cause que le cancer est très élevé. Ce qui ne signifie pas que l'on renonce à toute prise en charge, puisque le traitement palliatif prend alors le relais".
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