Par Hélène Joubert, avec la Pr Agnès Hartemann, cheffe du service de diabétologie, GH Pitié-Salpêtrière (AP-HP, Paris)
En résumé
■ La neuropathie diabétique peut se présenter sous une forme sensitive (en lien avec une perte de fibres nerveuses) et/ou douloureuse (en lien avec une hyperexcitabilité des fibres nerveuses).
■ Le diagnostic de neuropathie douloureuse se fonde essentiellement sur l’interrogatoire et l’examen clinique, avec notamment un signe typique, l’allodynie, et un autre souvent négligé : le prurit, signe d’une neuropathie douloureuse des petites fibres.
■ Un test au monofilament de 10 g peut être normal car il ne détecte que la sensation à la pression et donc l’atteinte des grosses fibres.
■ Un EMG normal ne peut écarter une neuropathie des petites fibres, que ce soit une neuropathie sensitive ou douloureuse.
INTRODUCTION
Très prévalente chez les patients diabétiques de types 1 et 2, la neuropathie diabétique progresse et reste insuffisamment prise en charge.
Touchant les grosses et les petites fibres nerveuses, cette neuropathie périphérique peut se traduire à la fois par des pertes de sensibilité (neuropathie diabétique sensitive) et par des douleurs (neuropathie diabétique douloureuse), selon la nature de l’atteinte nerveuse (voir le chapitre Physiopathologie, ci-dessous).
La promotion du dépistage par monofilament au cours de ces quinze dernières années a conduit à se concentrer surtout sur les neuropathies diabétiques avec perte de sensibilité (permettant de repérer les patients à risque de plaies chroniques), faisant passer au second plan les neuropathies douloureuses, qui se dépistent différemment.
Après un court rappel physiopathologique, cet article revient sur les éléments cliniques devant faire suspecter une neuropathie diabétique, qu’elle soit sensitive ou douloureuse, et les diagnostics différentiels.
Une seconde partie, à paraître ultérieurement, fera le point sur la prise en charge de la neuropathie diabétique et ses évolutions récentes.
ÉPIDÉMIOLOGIE
Le nombre de personnes atteintes de neuropathie diabétique a plus que triplé dans le monde depuis 1990, pour atteindre 206 millions en 2021 (1).
Concernant plus spécifiquement la douleur neuropathique, elle se manifesterait chez 25 à 30 % des individus ayant une neuropathie périphérique diabétique (2). Évaluée en milieu hospitalier, sa prévalence atteindrait 14 % chez les patients diabétiques de type 1 et 24 % chez ceux de type 2 (3). De plus, la proportion de patients touchés progresse avec l’âge : au cours des vingt-six ans de suivi de l’étude EDIC (Epidemiology of Diabetes Interventions and Complications), la prévalence de la douleur neuropathique dans le cadre du diabète de type 1 (évaluée sur les questions « Avez-vous déjà ressenti des sensations de brûlure dans les jambes et/ou les pieds ? » et/ou « Est-ce que ça fait mal quand le couvre-lit touche votre peau ?» ) est passée de 8,5 % à 19,8 % (4).
PHYSIOPATHOLOGIE
Plusieurs facteurs de risque contribuent au développement de la neuropathie, a priori dans les deux types de diabète, notamment l’hyperglycémie, le syndrome métabolique, le surpoids, les maladies cardiovasculaires, la dyslipidémie, l’hypertension artérielle et le tabagisme (5). La neuropathie peut même débuter dès le stade du prédiabète de type 2.
L’hyperglycémie chronique entraîne une microangiopathie au niveau des capillaires nerveux, tandis que l’insulinorésistance touche les axones, à l’instar de ce qui est observé au niveau musculaire. Cette situation engendre un dysfonctionnement mitochondrial au sein des axones, accompagné d’un stress oxydatif et d’un stress du réticulum.
Il existe deux formes de souffrance nerveuse dans la neuropathie périphérique (en l’occurrence diabétique), avec :
– soit une perte de fibres entraînant une perte de fonction (neuropathie dite « sensitive »)
– soit, au contraire, une hyperactivité des fibres, avec hyperexcitabilité, qui constitue un gain de fonction correspondant à la « neuropathie douloureuse diabétique ».
Dans ce dernier cas de figure, l’hyperexcitabilité s’explique par un dysfonctionnement des canaux ioniques provoquant une activation spontanée, itérative et intempestive, avec des répercussions au niveau des jonctions médullaires.
On a longtemps pensé que la neuropathie sensitive affectait uniquement les grosses fibres, tandis que la neuropathie douloureuse concernait les petites fibres. Les avancées récentes en matière de physiopathologie ont remis en question cette dichotomie. Il est désormais reconnu qu'une atteinte simultanée des deux types de fibres peut survenir dans les neuropathies sensitives et douloureuses.
Il n'est pas clairement établi si la neuropathie débute par une hyperactivité des fibres nerveuses ou par une perte de fonction. Le pourcentage de patients présentant l'une ou l'autre forme, voire une combinaison des deux, varie en fonction de la population étudiée et des méthodes de diagnostic utilisées. Par exemple, dans une étude menée sur 232 patients atteints de diabète de type 1 ou 2 (74 %), âgés en moyenne de 63 ans, et chez qui la neuropathie a été confirmée par électromyogramme (EMG) ou biopsie, les résultats ont révélé une désafférentation (perte de sensibilité) dans 54 % des cas, une hyperactivité des nocicepteurs dans 15 %, et les deux dans 31 % des cas (6).
TABLEAU CLINIQUE
Le diagnostic de neuropathie diabétique est essentiellement clinique. Il repose principalement sur un interrogatoire détaillé précisant les symptômes rapportés par les patients, complété par l’examen clinique (monofilament de 10 g associé, en cas de suspicion de neuropathie sensitive, à un test « piquer/toucher », un test « chaud/froid » et un test au diapason dont les vibrations sont ou non ressenties par le sujet).
Dans le cas d’une perte de fonction comme dans celui d’un gain de fonction, la symptomatologie dépend du type de fibres touchées : grosses fibres (vitesse de conduction > 30 m/s) ou petites fibres faiblement myélinisées (vitesse de conduction entre 3 et 30 m/s) ou amyéliniques (vitesse de conduction < 3 m/s).
> Les signes évoquant une perte de fonction
La raréfaction des petites fibres entraîne une diminution de la sensibilité à la douleur (évaluée par le test de l'aiguille), ainsi qu'une altération de la perception du chaud et du froid : c’est la neuropathie sensitive.
La sensibilité à la pression, quant à elle, semble être partagée entre les grosses et les petites fibres.
La perte de fonction, au niveau des grosses fibres nerveuses, se manifeste par l'abolition des réflexes ostéotendineux, la diminution de la perception de la vibration et de la proprioception, ainsi qu'une altération de la sensibilité au toucher et à la pression.
À noter que le monofilament de 10 g teste la perception d’un toucher léger, situé entre le toucher et la pression, au niveau des grosses fibres exclusivement, et peut donc être piégeux (voir encadré).
> Les signes évoquant un gain de fonction
Lorsque les grosses fibres sont touchées, les patients décrivent une sensation de pied pris dans un étau, ainsi qu’une allodynie (douleur survenant à la suite d’une stimulation qui est normalement non douloureuse) mécanique où le frottement des draps ou d’un coton devient douloureux.
Concernant l'hyperexcitabilité spécifiquement des petites fibres, elle est responsable des symptômes classiques tels que des sensations de piqûres, de froid douloureux (impression de marcher pieds nus sur la neige), de brûlures, de démangeaisons, d’allodynie thermique, d’hyperalgésie et de décharges électriques, ces dernières étant d’ailleurs majoritairement associées aux petites fibres mais pouvant concerner les grosses fibres.
Très utile pour affirmer ou infirmer le diagnostic, le questionnaire de dépistage DN4 peut être rempli rapidement avec le patient en consultation. Il a été validé dans la neuropathie diabétique (7). Un score > 4 évoque une douleur neuropathique avec une sensibilité de 83 % et une spécificité de 90 % .
Signes cliniques à rechercher pour le diagnostic de la neuropathie diabétique
> En faveur d’une neuropathie sensitive (perte de fonction) :
– avec atteinte des grosses fibres : abolition des réflexes ostéotendineux, diminution de la sensibilité au toucher et à la pression (monofilament 10 g), diminution de la perception des vibrations (diapason) et de la proprioception.
– avec atteinte des petites fibres : diminution de la sensibilité au chaud et au froid, à la douleur (test à l'aiguille), à la pression.
> En faveur d’une douleur neuropathique diabétique (symptômes d’hyperexcitabilité) :
– avec atteinte des grosses fibres : allodynie mécanique, sensation d’étau.
– avec atteinte des petites fibres : sensation de piqûre, froid douloureux, prurit, allodynie thermique, décharges électriques.
EXAMENS COMPLÉMENTAIRES
> L'électromyogramme (EMG)
L’EMG est utile uniquement en cas de doute diagnostique (apparition rapide des troubles, ou asymétrie, ou atteinte des quatre membres, ou doute sur une atteinte radiculaire).
Il n’objectivera des anomalies que si la perte de fonction concerne les grosses fibres. Par conséquent, en l'absence d'anomalies à l'EMG, il est possible de conclure à tort qu'il n'y a pas de neuropathie diabétique, alors même qu'une atteinte ciblée des petites fibres peut exister.
> La biopsie cutanée à la cheville
La biopsie cutanée à la cheville permet de détecter la raréfaction des petites fibres dans l'épiderme et le derme. Elle reste du domaine de la recherche clinique pour le phénotypage des patients et ne doit pas être prescrite en routine.
> La microscopie cornéenne confocale
Cet examen offre une évaluation indirecte de la perte des petites fibres. Son utilisation n'est pas standardisée à l'heure actuelle.
Les limites du monofilament
La place du monofilament de Semmes-Weinstein (10 g) dans le dépistage de la neuropathie diabétique est souvent surestimée. En effet, il permet seulement d’identifier une neuropathie sensitive liée à l’atteinte des grosses fibres nerveuses en objectivant une perte de sensibilité à la pression. Par conséquent, si les patients le ressentent, cela peut écarter de manière erronée un diagnostic de neuropathie sensitive des petites fibres (et a fortiori de neuropathie douloureuse). Contrairement au raccourci souvent constaté : « perception du monofilament = absence de neuropathie », un test au monofilament de 10 g négatif (deux réponses correctes sur trois pour chacun des trois sites d’application, pied/mains) ne signifie donc pas forcément qu’il n’y a pas de neuropathie. L’utilisation du monofilament ignorerait au moins 30 % des neuropathies existantes. Il s’agit avant tout d’un bon outil de dépistage du pied à risque de plaie.
LES DIAGNOSTICS DIFFÉRENTIELS
Toute douleur chez un patient diabétique n’est pas obligatoirement liée à une neuropathie et, inversement, toute neuropathie n’est pas obligatoirement douloureuse.
Bien identifier la douleur neuropathique est donc fondamental, en particulier chez les patients diabétiques, qui peuvent ressentir différents types de douleurs, en particulier dans les membres inférieurs.
Concernant les autres diagnostics éventuels, on peut en effet envisager des radiculopathies touchant les régions cervicale, dorsale et lombaire, où l’EMG et l’IRM sont utiles. D'autres causes à considérer incluent la neuropathie post-AVC, la maladie de Parkinson, les effets d'une chimiothérapie, ainsi que des affections comme l'arthrose du genou ou l'artériopathie oblitérante des membres inférieurs, qui se rencontrent fréquemment chez les patients diabétiques.
Certaines caractéristiques peuvent remettre en question le diagnostic de neuropathie diabétique, notamment une apparition rapide des symptômes, une symétrie des atteintes, un déficit moteur sévère ou une atteinte proximale. Dans de tels cas, il est recommandé d'orienter le patient vers un neurologue.
Une fois le diagnostic de neuropathie douloureuse posé, les patients doivent être orientés vers des centres d’évaluation et de traitement de la douleur (CETD). Leur neuropathie y sera phénotypée (caractéristiques, localisation bilatérale ou non, extension, trajet douloureux…). Les algologues feront la part des choses entre neuropathie diabétique douloureuse et douleurs générées par d’éventuelles pathologies concomitantes, dans l’optique de délivrer le traitement le plus adapté à leur type de douleur.
Liens d’intérêts : La Pr Agnès Hartemann déclare n’avoir aucun lien d’intérêt en rapport avec le contenu de cet article
Bibliographie
1. GBD 2021 Nervous System Disorders Collaborators. Global, regional, and national burden of disorders affecting the nervous system, 1990-2021: a systematic analysis for the Global Burden of Disease Study 2021. Lancet Neurol. 2024 Apr;23(4):344-381. Erratum in: Lancet Neurol. 2024 Mar 18; PMID: 38493795; PMCID: PMC10949203.
2. Gylfadottir SS et al. Diabetic polyneuropathy and pain, prevalence, and patient characteristics: a cross-sectional questionnaire study of 5,514 patients with recently diagnosed type 2 diabetes. Pain. 2020 Mar;161(3):574-583.
3. Bouhassira D, Letanoux M, Hartemann A. Chronic pain with neuropathic characteristics in diabetic patients: a French cross-sectional study. PLoS One. 2013 Sep 13;8(9):e74195. DOI : 10.1371/journal.pone.0074195. PMID: 24058527; PMCID: PMC3772849.
4. B.H. Braffett. Painful diabetic peripheral neuropathy in type 1 diabetes in the Epidemiology of Diabetes Interventions and Complications (EDIC) study- OP 32 PAIN OR NO PAIN?- 187 (EASD, 19-23/09/22)
5. American Diabetes Association. Glycemic Targets: Standards of Medical Care in Diabetes-2018. Diabetes Care. 2018 Jan;41(Suppl 1):S55-S64.
6. Raputova J et al. Sensory phenotype and risk factors for painful diabetic neuropathy: a cross-sectional observational study. Pain. 2017 Dec;158(12):2340-2353. Erratum in: Pain. 2018 Sep;159(9):1904. PMID: 28858986; PMCID: PMC5690294.
7. Attal N, Bouhassira D, Colvin L. Advances and challenges in neuropathic pain: a narrative review and future directions. Br J Anaesth. 2023 Jul;131(1):79-92.
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