LE QUOTIDIEN : En présentant ce « plan d'urgence », Édouard Philippe a souligné la nécessité de « redonner de l'oxygène » aux soignants et d'y consacrer des « moyens considérables ». Avez-vous été surprise par la déception qui s'exprime chez médecins et les paramédicaux ?
AGNÈS BUZYN : Ni surprise, ni désarçonnée. D'abord, j'ai reçu aussi beaucoup de réactions très favorables – la FHF, des communautés médicales et soignantes. Ils ont compris à quel point ce plan allait changer la donne et vont faire leur travail de pédagogie. Mais il est vrai que ces mesures techniques, multiples, ciblées, sont cohérentes mais compliquées à appréhender pour tous les soignants. Je vous confirme qu’il y a bien 1,5 milliard d'euros supplémentaires sur trois ans, des primes qui ne concernent pas uniquement Paris, et des mesures pour les infirmières...
Mais comment espérez-vous convaincre alors que de nouvelles journées d'action se préparent ?
La réalité, c'est que c'est une réforme complexe qui apporte des réponses précises aux hôpitaux en difficulté. Première priorité : alléger les hôpitaux du poids de la dette de 30 %, ce qui représente un effort considérable, et même historique ! L'État reprend dix milliards et assume qu'en réduisant les tarifs depuis dix ans, il a mis la tête sous l'eau des hôpitaux publics. Ce sera une bouffée d'oxygène énorme pour recruter, investir et monter des projets.
Deuxième axe : remédier au décrochage de l'hôpital public à cause d'une perte d'attractivité qui a des facteurs extrêmement différents – régionaux, concurrence du secteur privé... Je n'ai pas souhaité y répondre par une augmentation salariale uniforme car on aurait dilué toute la manne financière. J'ai souhaité traiter chaque situation.
Enfin, j'ai voulu m'engager à continuer à augmenter les tarifs, avec une visibilité minimum sur trois ans, ce qui est totalement nouveau.
Mais 300 millions supplémentaires l'an prochain, n'est-ce pas très insuffisant ? Avez-vous perdu votre bras de fer avec Bercy ?
Ce bras de fer a été scénarisé à tort dans la presse, ce sont des discussions habituelles. La question des hôpitaux concerne tout le gouvernement, pas uniquement la ministre de la Santé. Les scénarios étaient multiples. 300 M€ en 2020, 1,5 Md€ sur trois ans, c’est un investissement très important. Et en y ajoutant la reprise de dette, c’est considérable et cela change tout.
Précisément, quelles contreparties réclamerez-vous aux hôpitaux pour cet effacement de leur dette ?
Il y a des hôpitaux endettés mais en capacité de rembourser, d'autres surendettés à 80 % du budget comme à Montreuil, que j’ai visité jeudi, certains ayant subi des emprunts toxiques, d'autres qui n'ont pas emprunté et sont en train de se délabrer... Il faudra traiter tous ces cas de figure. Oui, il y aura des contreparties à la reprise de dette qui porteront sur des réorganisations internes et la pertinence des soins. Une doctrine doit être construite d'ici au premier trimestre 2020. Nous étudierons la situation de chaque hôpital et nous ferons du sur-mesure.
Pour les personnels médicaux, le « paquet » sur l'attractivité concerne surtout l'entrée de carrière à travers des primes ponctuelles. Pourquoi ce choix du saupoudrage ?
Je le redis : la totalité de notre capacité financière aurait été engloutie dans une revalorisation salariale uniforme. Cela n'aurait pas permis d'améliorer le quotidien des praticiens et de rénover l'outil de travail, cela ne correspondait pas non plus aux besoins différents de recrutement.
C'est pourquoi j'ai privilégié les primes dédiées à des exercices particuliers ou au début de carrière. La prime d'engagement de carrière hospitalière (PECH) est augmentée de 50 % mais aussi élargie à de nouvelles spécialités. Il y a ensuite la prime d'exercice territorial (PET), peu attractive, que nous allons réévaluer. Avec les GHT, nous voulons que des spécialistes se déplacent davantage pour des consultations avancées et exercent sur deux ou trois sites. Le plan prévoit aussi cette prime annuelle de 300 euros environ pour les équipes engagées collectivement dans la transformation. Si un service fait face à une épidémie, à une surcharge de travail, crée une filière ambulatoire qui modifie les horaires, il faut que les services puissent collectivement bénéficier d'une revalorisation. Ce sera le cas. Enfin, les PH seront désormais recrutés au quatrième échelon. Cela améliorera leur salaire.
Le deuxième grand facteur d'attractivité, c'est la valorisation des PH dans leur engagement, dans l'administration de l'hôpital, les fonctions transversales, l'enseignement. Je vais valoriser ces valences, au-delà du métier de clinicien.
Les internes ont programmé une grève illimitée. Allez-vous leur proposer des mesures catégorielles ?
Les mesures que je propose pour l’hôpital vont directement bénéficier aux internes et plus largement aux étudiants en santé. Concernant la formation, les étudiants font état de nouvelles demandes qui n'avaient pas été exprimées au moment où nous avons travaillé sur la réforme de la PACES, du deuxième et du troisième cycle. Je l’entends, et nous allons en discuter avec eux.
Entendez-vous la critique d'une division entre les soignants parisiens et ceux de la province ?
C'est une très mauvaise interprétation. Les hôpitaux parisiens et de la petite couronne souffrent d'un défaut d'attractivité insoutenable. L'AP-HP a fermé 900 lits faute d'infirmières et d'aides-soignantes. Les budgets et les salaires sont là, mais personne ne veut venir. Du coup, les médecins ne peuvent plus recevoir les malades, qui sont transférés ailleurs. Les chirurgiens ne peuvent plus opérer et s'en vont. Nous faisons face à un risque d'effondrement. J'ai voulu répondre à cette situation hors norme avec une prime spécifique. Aucun autre établissement ne rencontre un tel problème, hormis certains hôpitaux limitrophes de la Suisse.
Pouvez-vous nous préciser votre projet d’intérim public ?
Il sera prêt début 2020. Nous voulons convaincre des praticiens hospitaliers de s'engager (en plus de leur temps de travail) dans un service public de l'intérim contre une sur-rémunération attractive.
J'en ai assez de l’intérim mercenaire, avec des praticiens qui démissionnent de leur poste pour y revenir avec un salaire quatre fois supérieur ! Voilà ce qui grève le budget des hôpitaux ! Cela participe à l'effondrement de l'hôpital public. Ces intérimaires aspirent les dernières réserves financières des établissements qui ont du mal à survivre en se faisant payer la journée 2 000 à 3 000 euros. Des hôpitaux comme Bastia coulent à cause de l'intérim. C'est du cannibalisme.
Les comptables publics effectueront des contrôles beaucoup plus stricts de l'application du décret qui cape la rémunération de ces mercenaires, qui se verront retirer le trop-perçu [en cas de ménage illégal, NDLR]. Les hôpitaux seront aussi sanctionnés s'ils les payent au-delà du décret.
Vous voulez aller « plus loin et plus vite » en autorisant les hôpitaux à mettre en place des protocoles maison, sur lesquels la Haute autorité de santé (HAS) interviendrait a posteriori. Que voulez-vous dire ?
Le travail des paramédicaux qui s'engagent dans ces délégations de tâches doit être valorisé. Dans ma carrière, j'ai vu des organisations de services impliquant, par effet de glissement de tâches, des infirmières de coordination et/ou des paramédicales expérimentées sans aucune reconnaissance. Je veux donner une légitimité à ses compétences particulières, qui ont le droit d'exister – avec l'aval de la communauté médicale locale – en parallèle aux protocoles nationaux élaborés par la HAS.
Ces protocoles maison n'ont pas vocation à être déployés France entière. J'ai vu par exemple un centre de lutte contre le cancer en développer un sur les myélogrammes. Cette initiative n'est évidemment pas reproductible partout, contrairement aux sutures de plaie simple déléguées aux infirmières, en cours de validation à la HAS.
Vous annoncez une réflexion sans tabou sur la permanence des soins en établissement (PDS-E). Ça veut dire quoi ?
Cela veut dire ouvrir un chantier avec les cliniques privées. Des spécialités entières partent de l'hôpital parce que les chirurgiens sont trop peu nombreux et y font trop de gardes. Dans ces situations de déséquilibre, l'hôpital se retrouve à endosser toute la responsabilité de la permanence des soins avec des équipes trop faibles alors que, sur le même territoire, il existe des gros établissements privés qui ne sont pas soumis aux mêmes contraintes. La concurrence est intenable pour l'hôpital. Les médecins de cliniques doivent-ils participer à la PDS de l'hôpital ? Je n'ai pas de recettes, mais il faut avoir le courage d'ouvrir des discussions avec le privé.
Comment allez-vous renforcer la place des médecins dans la gouvernance ?
Aujourd'hui, la qualité de la gouvernance est variable d'un établissement à l'autre. Dans certains hôpitaux, le binôme médecin/directeur fonctionne à merveille. Dans d'autres, c'est la guerre. En l'éloignant des cercles de décisions, la loi HPST [Bachelot, NDLR] a déstabilisé la communauté médicale. Des praticiens ont l'impression que les arbitrages sont établis sans eux. S'ils s'y opposent, ils n'ont aucun pouvoir pour faire valoir leur opinion. Nous voulons donc redonner aux médecins une place dans la codécision, notamment sur le projet médical et les investissements prioritaires.
Juin, septembre et novembre. Vous avez proposé trois plans en cinq mois pour sortir de la crise. Avez-vous songé à démissionner ?
Non, pas du tout. Je suis venue au ministère parce que j’étais témoin de la dégradation considérable de l'hôpital public. J'ai aussi accepté ce travail du fait de mon vécu. De mes précédents postes institutionnels, je voyais comment transformer le système, le rendre plus rationnel et l'adapter aux besoins de santé de la population. Avec ce plan et la réforme Ma santé 2022, tous les hôpitaux pourront sortir la tête de l’eau.
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