Entretien croisé avec le Pr Pierre Carli et le Dr Thomas Mesnier

Réformes des urgences : « Nous n'avons aucun tabou »

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Publié le 01/07/2019
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mesnier carli

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Crédit photo : SEBASTIEN TOUBON

urgences

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LE QUOTIDIEN : Vous êtes chargés depuis juin d'une mission de refondation des urgences. Quelle sera votre méthode de travail ?

Dr THOMAS MESNIER : Nous allons auditionner les patients et tous les acteurs du soin, en amont, en interne et en aval des urgences, à l’Assemblée nationale et sur le terrain, au contact des urgentistes. Nous allons également faire le point sur les précédents rapports sur le sujet, voir comment les articuler, les rendre concrets, pratiques et efficaces. L'enjeu est de créer une boîte à outils dans laquelle chaque service d’urgences pourra piocher en fonction de ses particularités.

Nous rendrons notre feuille de route à Agnès Buzyn au plus tard en novembre, avec des points d'étape dans l'intervalle pour qu'elle puisse mettre en œuvre nos conclusions intermédiaires sans perdre de temps. Si nous avons des propositions d’ordre budgétaire, elles pourront se retrouver dans le prochain budget de la Sécurité sociale.

Pr PIERRE CARLI : Le Dr Mesnier est jeune et investi dans une carrière politique. Je suis un enseignant expérimenté et reconnu, impliqué dans une carrière médicale. Nous sommes complémentaires ! Nous voulons établir une feuille de route sur plusieurs années qui sélectionne des actions concrètes pour résoudre le problème des urgences, qui puisse définir en parallèle des moyens pour agir et qui programme dans le temps une série de mesures dans un ordre tactique. Ce sera une cartographie opérationnelle de la situation. Une chose est sûre : notre travail ne débouchera pas sur un énième rapport.

Partagez-vous le constat de la ministre qui parle d’« urgences en détresse » ?

T.M. : De façon globale, c’est vrai. Les services d’urgences sont souvent la porte de sortie des patients quand la médecine de ville n’est pas en capacité de leur apporter une réponse et ce sont en même temps la porte d’entrée de l’hôpital. Mais la situation est très contrastée en fonction des établissements, des questions locales de management, d’effectifs et de lits.

P.C. : Demandez à ma concierge s'il y a un problème aux urgences, elle vous répondra oui. Elle, comme les médecins, les patients, et l'ensemble des Français vous diront que ça va mal et qu'il faut agir. Le sujet fait consensus. Mais attention à la simplification abusive. Nous entrevoyons le symptôme de la maladie et non la maladie, dont les formes et l'intensité diffèrent d'un lieu à l'autre.

C'est pourquoi nous avons besoin d'un diagnostic très précis, site par site, urgences par urgences, SAMU par SAMU. Entre les urgences d'un grand hôpital moderne organisées en circuits et bien équipées pour passer l'été et celles, exiguës et saturées, d'un petit établissement dépourvu de solutions immédiates pour absorber le flux de patients, le vécu des professionnels est différent. Entre les urgences d'un désert médical et celles qui se trouvent au milieu de grands centres urbains, comme Paris, Lille ou Lyon, où la pénibilité est plus importante, le problème n'est pas du tout le même. 

Les rapports sur les urgences sont légion. Doit-on reprendre les solutions existantes ? Faut-il innover ?

P.C. : Les deux. Avant, nous n'avions pas les moyens de nos ambitions. C'est bien pour cela que tous les outils envisagés n'ont pas fonctionné sur la durée. Mais les solutions, on les connaît ! On débloquera donc les ressources suffisantes pour éviter de commettre les mêmes erreurs.

Faut-il d'abord réorganiser la médecine de ville pour donner de l'air aux urgences ?

T.M. : La création dans la future loi de santé des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) et le recours accru à des protocoles de délégations de tâches, comme la délivrance de traitements par le pharmacien, vont répondre à moyen et à long terme à certaines difficultés en amont des urgences. Je pense qu'on peut aller plus loin dans le partage de compétences en travaillant avec les infirmiers, les kinés et les sages-femmes. 

À plus court terme, je remets sur la table certaines de mes propositions sur les soins non programmés. La régulation médicale – et les moyens qu'on lui accorde – est fondamentale. J’ai visité le Centre 15 de Poitiers où la régulation est connectée en télémédecine à tous les EHPAD du département. Cela permet de limiter le recours aux urgences car le régulateur a déjà les yeux et les oreilles sur le patient et peut juger de la pertinence de sa venue ou non à l'hôpital. Je n'oublie pas non plus le numéro unique. 

Doit-on rendre obligatoire les gardes pour les médecins libéraux ?

P.C. : On ne va pas rajouter une obligation de garde aux rares généralistes submergés de boulot dans les déserts médicaux ! Dans d'autres endroits, les médecins pourraient assurer les gardes mais ne le veulent pas. La question se pose donc autrement. Nous allons en discuter avec les syndicats de médecins libéraux. On n’est pas là pour dire du mal d'eux ! La médecine de premier recours et libérale se réforme à grand pas et l'hôpital bouge lui aussi ! Entre les deux, il y a une zone de frottement, de tension : les urgences.

T.M. : La vraie question concerne plutôt les horaires d’ouverture des cabinets libéraux et les soins non programmés. Si la réorganisation qu’on est en train de réaliser en ville avec les CPTS atteint son objectif, la question de la permanence des soins ambulatoires se posera déjà beaucoup moins.

Mais nous n'avons aucun tabou, il ne faut s'interdire aucun débat. Par exemple, on pourrait développer des systèmes de prédiction des flux pour libérer des lits dans les services en aval des urgences quand le besoin s'en fait sentir.  

Comment pallier la pénurie médicale et infirmière aux urgences ? Avec quels moyens ?  

T.M. Le médecin urgentiste est l'un des derniers métiers où l’on fait encore des gardes de 24 heures. La pénibilité y est importante. Comment rendre ce travail attractif, ainsi que celui des infirmiers et des aides-soignants ? Est-ce qu’il faut envisager un statut d’infirmier en pratique avancée aux urgences ? Un statut spécifique comme celui d'IADE ou d'IBODE ? Cette question sera soulevée.

Question sécurité, certains voudraient des vigiles dans tous les services. Je ne crois pas que cela soit nécessaire. On peut en revanche imaginer des médiateurs sociaux dans les salles d’attente pour s’assurer que tout va bien.

P.C. Ce serait beaucoup trop simple de réduire le sujet des urgences à un problème d'argent ou de poste. Ce n'est pas pour cela que Paris manque d'urgentistes. C'est l'attractivité du métier dans son ensemble qu'il faut appréhender.

Propos recueillis par Martin Dumas Primbault et Anne Bayle-Iniguez On ne va pas rajouter une obligation de garde aux rares généralistes submergés de boulot dans les déserts médicaux On pourrait développer des systèmes de prédiction d

Source : Le Quotidien du médecin: 9762