Laurence Marbach (Lipseim) : « Rien n’est fait véritablement pour éviter les suicides des étudiants en médecine »

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Publié le 04/09/2024
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En 2020, après le suicide de sa fille, jeune interne victime d’épuisement professionnel, Laurence Marbach a cofondé la Ligue pour la santé des étudiants et internes en médecine (Lipseim), dont elle est aussi la présidente. Elle constate que les mesures prises par les hôpitaux restent très insuffisantes pour améliorer les conditions de travail des carabins, « plongés dans un système impitoyable ». Et dénonce l’opacité autour des suicides dans le milieu hospitalier.

Crédit photo : DR

LE QUOTIDIEN : Quelle est la genèse de votre association ?

LAURENCE MARBACH : La Lipseim est née d'un drame. Ma deuxième fille, étudiante en médecine brillante et passionnée, avait choisi de devenir hépatogastroentérologue à Lyon. Après six mois d'internat, elle a fait un burn-out et a tragiquement mis fin à ses jours. C'était une personne épanouie, avec des amis et une vie sociale riche, ce qui montre que cela peut arriver à n'importe qui. Nous sommes encore sous le choc de sa disparition. Son geste a été totalement inattendu et l'impact extrêmement brutal. Un an après ce drame, en plein confinement, les suicides d'internes en médecine se sont multipliés, dans l’indifférence totale et sans que rien ne change. C’est ce qui nous a poussés, en mai 2020, à créer la Lipseim, une association dédiée à la santé des étudiants et internes en médecine, pour éviter que de tels drames se reproduisent. Mon objectif c’est : plus jamais ça !

Avez-vous réussi à faire la lumière sur ce qu’il s’est passé ?

Pour comprendre, nous avons dû nous battre, allant jusqu'à envoyer des courriers recommandés pour rencontrer les responsables de l'hôpital de Lyon. L'hôpital a finalement accepté de nous recevoir mais l'expérience a été choquante. Je suis directrice des ressources humaines, j'ai l’habitude de ce genre de situations mais là, j’ai trouvé leur approche totalement déshumanisée. Leur façon d’aborder les choses m’a semblé contraster avec la manière dont les entreprises gèrent habituellement de tels drames ; en prenant des initiatives plus personnelles pour soutenir les familles.

Ce sont les camarades qui nous ont aidés à comprendre les circonstances du décès de notre fille. Les signes avant-coureurs du burn-out étaient évidents : crises de larmes, changements d'humeur, consommation excessive de café et automédication avec des bêtabloquants. Malheureusement, personne n’était formé pour reconnaître ces signes, et dans l'univers de l'hôpital public, ces comportements sont ignorés car considérés comme normaux.

Quels types d’actions proposez-vous ?

La première consiste à sensibiliser le grand public aux conditions de travail des internes et externes en médecine, souvent méconnues. Nous utilisons les réseaux sociaux pour faire comprendre que la santé physique et mentale des soignants est l'affaire de tous. Nous sommes tous susceptibles de recourir aux urgences et d'être pris en charge par des professionnels épuisés. Le deuxième axe est de proposer des solutions concrètes pour prévenir et gérer les risques psychosociaux dans le milieu médical. Nous plaçons l'accent sur la prévention du harcèlement, des violences, et de la surcharge de travail. Je réalise aussi chaque année un tour de France avec des bénévoles pour informer les nouveaux internes sur les risques psychosociaux (RPS). Il est préoccupant de constater qu'après six ans d'études, très peu d'internes sont informés des risques auxquels ils sont exposés.

Les internes subissent une pression énorme avec des horaires souvent bien au-delà des limites légales

 

Quelles sont les raisons des graves difficultés rencontrées par les étudiants en médecine ?

Ils font face à un environnement de travail extrêmement violent et exigeant. Dès leur formation initiale, ils sont plongés dans un système très compétitif et impitoyable, où la performance et le fait de travailler toujours plus sont des éléments clés pour réussir. Les conditions de travail dans les hôpitaux sont éprouvantes, avec des problèmes de ressources, de personnel et d'équipements défaillants, entraînant des heures supplémentaires et une surcharge de travail.

Les internes, en particulier, subissent une pression énorme avec des horaires souvent bien au-delà des limites légales. Ils sont fréquemment confrontés à des violences, du harcèlement et des conditions de travail dégradantes. Cette atmosphère contribue à un stress et à un épuisement qui peuvent mener à des burn-out, comme cela a été le cas pour ma fille, qui travaillait dans un service avec un taux de mortalité élevé, confrontée quotidiennement à la maladie et à la mort.

Est-ce qu’on tolérerait qu’un avion ou une centrale nucléaire soient pilotés par quelqu’un qui n’a pas dormi depuis 24 heures ?

 

Dans ce contexte, quelles sont les priorités à vos yeux ?

Le métier de médecin est difficile mais des dispositifs d'accompagnement sont essentiels. Juste avant son décès, ma fille a vécu deux gardes très éprouvantes à 15 jours d'intervalle. Lors de la première, elle a dû gérer un patient en urgence vitale sans aucune aide du service de réanimation. Heureusement, elle a su réagir malgré son statut d'interne débutante. Deux semaines plus tard, elle a dû faire face au décès d'un patient sans aucun soutien ni débriefing, ce qui a été particulièrement traumatisant pour elle. Un accompagnement et un soutien sont essentiels pour tous les internes, souvent laissés seuls face à ces situations.

Il faut aussi leur permettre de respirer en respectant à la fois le temps de travail légal – fixé à 48 heures hebdomadaires – ainsi que les repos de garde. Le respect des conditions de travail est une obligation légale de l’employeur ! En respectant ces règles, on améliore déjà de façon mécanique leur situation de formation. Est-ce qu’on tolérerait qu’un avion ou une centrale nucléaire soient pilotés par quelqu’un qui n’a pas dormi depuis 24 heures ? Je ne pense pas. Pourtant, dans le milieu hospitalier, c’est accepté, sans que ça dérange qui que ce soit.

Il faudra des procès symboliques et médiatiques, comme il y en a eu pour France Télécom ou Renault

 

Les pouvoirs publics ont-ils pris la mesure du problème ?

La problématique des conditions de travail dans le secteur hospitalier est systémique et complexe. Mais j’ai le sentiment qu’entre 2019 et 2024, des progrès ont été réalisés sur la question des conditions de travail dans le secteur médical. Le sujet est largement discuté, et les facultés de médecine ont commencé à prendre des mesures pour sensibiliser sur la question du suicide. Cependant, les CH et CHU montrent peu d'évolution concrète. Leurs actions se limitent souvent à des solutions temporaires, comme, après un drame, des cellules de soutien psychologique, sans prévention primaire ou respect des lois du temps de travail. J’ai été choquée par l’incompétence de certains DRH d’hôpitaux, qui n’ont jamais mis les pieds dans les services qu’ils sont censés gérer.

Le retard accumulé par la fonction publique hospitalière dans la gestion des risques psychosociaux est de l’ordre de 25 ans. Je pense qu’il faudra des procès symboliques et médiatiques, comme il y en a eu pour France Télécom ou Renault, qui rappellent que le secteur médical doit respecter les lois pour que les choses changent vraiment. Les actions en justice actuelles, telles que les assignations au tribunal administratif des CHU, sont un premier pas. Je garde espoir. Mais le rythme des changements est beaucoup trop lent et, en attendant, des internes se suicident chaque mois ou périssent dans des accidents de voiture après des gardes épuisantes. Quand d’autres choisissent d'abandonner leur carrière ou de partir à l’étranger… Aujourd’hui, rien n’est fait véritablement pour éviter que les médecins mettent fin à leurs jours.

Chaque année, entre 10 et 20 étudiants en médecine se suicident en France. Pourquoi est-ce si peu documenté ?

Il demeure une opacité qui entoure ce problème. Les suicides sont souvent camouflés ou minimisés, et les familles, confrontées à une situation d'abandon, sont mal accompagnées. Il n’existe pas de véritable observatoire pour documenter ces tragédies, ce qui complique la mise en place de solutions efficaces. Les estimations suggèrent qu'il y a environ un suicide par mois, mais cette donnée est empirique en l'absence de statistiques officielles.

Craignez-vous que l’instabilité politique freine l’avancée des dossiers en cours relatifs au bien-être des étudiants en médecine ?

Je ne représente pas d'association politique et ce n'est pas vraiment mon sujet. Cependant, je suis inquiète d'un potentiel immobilisme. De nombreux dossiers sont à l'arrêt, comme la quatrième année de médecine générale, actée depuis longtemps mais dont les modalités d’application restent floues. Aujourd'hui, les étudiants ayant passé le concours de l'internat et choisi médecine générale sont dans l'incertitude.

La santé est primordiale pour les Français mais je crains que ce sujet ne soit pas traité en priorité. Je n'ai encore jamais été auditionnée par des parlementaires dans le cadre de commissions, cela fait partie de mes souhaits. Mon objectif est d'apporter des solutions pragmatiques et opérationnelles. Contrairement à ce qu'on imagine, ces solutions ne sont ni compliquées à mettre en place ni particulièrement coûteuses.


Source : Le Quotidien du Médecin