Face à la désertification médicale grandissante, la régulation de l’installation des médecins revient sur le tapis, plébiscitée par des députés sous pression, comme en témoignent les propositions de lois déposées à l’Assemblée nationale avant l’été. Cette question devrait être débattue lors du prochain PLFSS et l’issue aura un impact sur l’activité des médecins. Partisans et détracteurs parlementaires semblent irréconciliables.
De l’aveu de l’ancien vice-président de la Commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale, Jean-Pierre Door (Les Républicains), « c’est un véritable marronnier ». Mesure plébiscitée par les maires, la liberté à l’installation des médecins généralistes est, chaque année, remise en question. À ceci près qu’aujourd’hui, les Français s’alertent de la désertification médicale et en font un de leur grand sujet de préoccupation, qui remonte ensuite aux oreilles de leurs députés, tous aussi désemparés. Ainsi, la liberté à l’installation des praticiens revient dans le débat public, notamment en raison de son caractère exclusif pour les médecins. En effet, le conventionnement sélectif existe pour les pharmaciens, kinésithérapeutes et infirmiers. Cela signifie que ces professionnels de santé ne peuvent pas s’installer où ils le souhaitent s’ils veulent être conventionnés par l’Assurance maladie.
Aujourd’hui jeune retraité, Jean-Pierre Door, qui a vu pendant des années des élus s’emparer de ce sujet au palais Bourbon, ne cache pas son scepticisme. « Tout le monde y va de sa solution, sans qu’elle ne soit efficace ni positive, formulée à la va-vite. Les problèmes d’accès aux soins remontent à des années et ce n’est pas avec ces solutions coercitives que nous allons les résoudre ! Les députés ont l’impression qu’ils vont récupérer un consensus dans la population mais, dans quelques années, ils n’auront plus de mandat ! Pour les médecins, il n’y aura pas de retour en arrière. »
C’est incompréhensible pour les Français de se dire qu’ils n’ont pas le même accès aux soins en fonction de leur territoire
Cette question, c’est le cheval de bataille de plusieurs députés, comme Guillaume Garot (Parti socialiste), lequel veut porter une loi contre la désertification médicale en proposant notamment une régulation de l’installation des médecins dans les territoires sous-dotés qui se baserait sur le calcul des indicateurs d’accessibilité potentielle localisée (APL) pour définir les zones. Interrogé par Le Généraliste, le député ne cache pas son ambition. « Nous avons un groupe de travail transpartisan à l’Assemblée. Nous nous réunissons chaque semaine lors de séances de travail pour arriver à la fin de l’automne avec une proposition de loi. Le gouvernement dit vouloir bâtir des compromis. C’est ce que nous allons lui proposer. » Concrètement, quelle forme prendrait cette régulation ? « Il y a différents leviers à combiner. Déjà, le conventionnement sélectif, pour éviter que les inégalités d’accès aux soins ne s’aggravent. Puis le fait de faire travailler les jeunes médecins, un temps donné, dans une zone où l’on a besoin d’eux, dans une démarche donnant-donnant. Tout peut être mis en débat, comme une revalorisation de la consultation… » Une sorte de coercition allégée, donc ? Guillaume Garot tique. « Derrière les mots, il faut trouver un chemin. Je n’ai jamais parlé de coercition mais bien de régulation. Il faut trouver, avec les médecins, des solutions. Si chacun est arc-bouté sur ses certitudes, nous n’avancerons pas. C’est incompréhensible pour les Français de se dire qu’ils n’ont pas le même accès aux soins en fonction de leur territoire. Qui peut soutenir ça ? C’est une grande source d’angoisse pour les patients… C’est notre devoir républicain d’y répondre. »
Cette future proposition de loi sera notamment portée, conjointement, par son voisin de Mayenne, Yann Favennec (Horizon – majorité présidentielle). Pour Guillaume Garot, « en Mayenne, nous sommes confrontés à la même chose, donc nous arrivons au même constat : il y a une aggravation, année après année, des déserts médicaux sur notre territoire. Et les politiques d’incitation n’ont pas porté leurs fruits. Il faut agir autrement, ensemble, peu importe les sensibilités politiques de chacun. » Et les deux Mayennais ne seront pas seuls à défendre cette idée. Parmi les nouveaux élus, Frédéric Valletoux, aujourd’hui député (Horizon – majorité présidentielle) et hier président de la Fédération hospitalière de France, est également un fervent défenseur de la coercition.
Une revalorisation du C à 30 euros ?
D’autres députés en faveur d’une régulation ont des idées différentes. Sébastien Jumel (Parti communiste français) souhaite, lui, rendre obligatoire le contrat d’engagement de service public de deux ans, avec contrepartie, et le conventionnement sélectif pour « favoriser l’installation dans les zones de déperdition médicale ». Pointant du doigt le fait que les déserts médicaux existent « depuis 30 ans et que 6 millions de Français n’ont pas de médecin référent », le député de la sixième circonscription de la Seine-Maritime regrette, amer, que « les marcheurs se soient opposés à bouger sur ce sujet lors de la précédente mandature ». Il assure que la santé sera une priorité de son mandat : « Avec la Nupes, nous voulons en faire un sujet phare », renseigne-t-il. « Car je suis pour un État qui prend soin et nous nous devons d’assurer l’égalité républicaine ». Ainsi, « tout ce qui ira dans le sens des gens, nous l’examinerons avec bienveillance ».
Belkhir Belhaddad, député (Renaissance – majorité présidentielle) de la première circonscription de la Moselle depuis 2017, partage le même constat que son camarade communiste. « L’injustice nourrit le sentiment d’abandon, que nous constatons avec le vote Rassemblement national… Il faut donc absolument réussir à garantir à tous les citoyens les mêmes droits, notamment en santé. Nous manquons de médecins, malgré l’ouverture du numerus clausus. » Au sujet de la liberté d’installation, « nous sommes dos au mur », constate le député. « Je pense qu’il faut une contractualisation avec les jeunes médecins : installés dans une zone sous-dense pour deux à trois ans, ils auraient une revalorisation importante du tarif des actes. Il faut qu’elle soit significative… 26,50 euros ne serait pas suffisant pour moi ! Je pense, par exemple, à 30 euros. » Mais pour lui, les conditions de vie (un emploi pour le conjoint, une place assurée en crèche, etc.) sont également primordiales. « Expérimentons avant d’avoir une position tranchée ! D’ici cinq ans, nous pourrons évaluer ces dispositions… », enjoint-il.
« La contrainte serait aujourd’hui absolument contre-productive »
À l’Assemblée, parmi ceux opposés à la régulation à l’installation des médecins se trouve Michel Lauzzana, député (Renaissance – majorité présidentielle) de la première circonscription du Lot-et-Garonne et également médecin généraliste, installé depuis 1984. Ce dernier confirme un contexte explosif. « L’Assemblée est à l’image du terrain : s’il y a de la pression sur le territoire, il y en a également au palais Bourbon ! » Pour lui, il est anachronique de remettre en question la liberté d’installation. « Je ne suis pas forcément contre la contrainte mais aujourd’hui, elle serait absolument contre-productive. J’ai observé qu’il y a de plus en plus d’étudiants qui choisissent la médecine générale. Il ne faut pas couper cette dynamique en les obligeant à s’installer là où ils ne le souhaitent pas. Sinon, il y aura inévitablement une stratégie d’évitement avec du salariat ou le choix de devenir spécialiste. De même, en zones sur-denses, pouvons-nous interdire à des jeunes médecins de remplacer des retraités ? » En revanche, le médecin généraliste devenu député est ouvert, à long terme, à plus de régulation. « Quand on aura résorbé ce problème de désertification médicale, peut-être pourra-t-on faire de la répartition. Mais, pour l’instant, il me semble que ce n’est pas la solution. Et des solutions simples, ça n’existe pas ! »
Comment définit-on une zone surdotée, aujourd’hui, en France ? Il manque des médecins partout !
De son côté, le député de Corse-du-Sud Paul-André Colombani (Libertés, indépendants, outre-mer et territoires) se dit « inquiet pour la jeunesse et pour la liberté d’installation. La coercition ? C’est une fausse bonne idée. Les pays qui l’ont expérimentée, comme l’Allemagne, en sont revenus. » Le problème principal, selon le médecin généraliste de Porto-Vecchio, est la définition des termes. « Comment définit-on une zone surdotée, aujourd’hui, en France ? Il manque des médecins partout ! » Selon lui, les disparités territoriales devraient trouver une réponse financière. « Une consultation à Cannes ne devrait pas être au même tarif qu’une consultation dans une zone sous-dense. À quel prix ? Je ne sais pas. Il est possible d’imaginer une gratification en tiers payant pour ceux qui exercent dans ces zones. Ce qui compte, c’est d’avoir des contrats clairs. » Mais le praticien de Porto-Vecchio ne ferme pas totalement la porte « si nous trouvons un système encadré, sur un, deux, voire trois ans maximum et que, dans le même temps, nous faisons la chasse aux chasseurs de primes, qui les cumulent puis s’en vont ».
Le président pour, ses ministres à Ségur contre
Si Emmanuel Macron a affirmé « ne pas croire » à l’obligation à l’installation des médecins, préférant les mesures incitatives, il a glissé pendant la campagne présidentielle souhaiter une forme de conventionnement sélectif dans les zones sur-denses. Côté ministres, François Braun, ministre de la Santé et de la Prévention, et Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée chargée de l’Organisation territoriale et des Professions de santé, ont affirmé, dans deux interviews différentes, leur opposition à des mesures coercitives. Jean-Pierre Door y voit une forme de continuité avec le précédent locataire de Ségur. « Les actuels ministres sont contre, comme Olivier Véran avant eux. Le conventionnement sélectif pourrait passer mais ce serait catastrophique. Devant des contraintes conventionnelles, les médecins en sortiront ! Les jeunes médecins s’installeraient en secteur 3 dans des cabinets en dehors du système conventionnel. Les patients iront quand même, car ils sont dans le besoin. En tout cas, ce sera un grand débat, que je suivrai avec intérêt, même si je vais certainement bondir car nous pourrions commettre une grande erreur. Pour valoriser la médecine générale, il faut la valoriser financièrement et se placer dans la moyenne européenne, au moins à 40 euros la consultation… 25 euros, c’est ridicule : regardez les prix des coiffeurs ou des plombiers ! »
Si mesures devaient être prises, elles pourraient être intégrées dans le prochain projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS), après les concertations entamées à la rentrée avec les parties prenantes ; à moins que la loi transpartisane contre les déserts médicaux – initiative de l’opposition – ne soit votée à la majorité, dans les deux chambres du Parlement… Ce qui n’est pas gagné si on en croit Florence Lassarade (Les Républicains), sénatrice de Gironde et pédiatre. « De façon démagogique, peut-être que ça pourrait être adopté, mais je n’y crois pas vraiment. À titre personnel, je ne suis pas favorable à la coercition. C’est un rêve éveillé ! En tant que médecin, je trouverais ça insupportable qu’un législateur m’impose ça ! C’est prendre le sujet par le mauvais bout. Nous verrons des généralistes s’installer sans autorisation. Il vaut mieux s’appuyer sur les autres professionnels de santé, y compris par délégations de tâches ; voire par les six mois de professionnalisation après la troisième année d’internat. »
« Une posture politicienne vaine, qui vise à faire croire à un volontarisme »
Et ce n’est pas son camarade Bernard Jomier (apparenté Parti socialiste), sénateur de Paris, vice-président de la Commission des affaires sociales, qui dira le contraire. « Nous avons voté la loi pour une quatrième année de professionnalisation et le gouvernement ne s’en est pas saisi. Pourtant, cela pourrait apporter 4 000 médecins généralistes de plus sur le territoire d’ici deux ou trois ans. » Sur la régulation à l’installation, le généraliste parisien ne se dit pas viscéralement contre. « De mon côté, ce n’est pas un problème de philosophie. Je ne suis pas contre les obligations – j’ai défendu l’obligation vaccinale des soignants ! Le problème, pour moi, c’est que la coercition serait inefficace dans un système de pénurie, où, nécessairement, les médecins échapperaient à l’obligation en trouvant un autre mode d’exercice. C’est une posture politicienne vaine, qui vise à faire croire à un volontarisme. Sortir l’arme de l’obligation dans une négociation, c’est se tromper… Attention à la rupture du lien de confiance car ça ne marchera pas. » Celui qui fut le conseiller santé d’Anne Hidalgo pendant la dernière campagne présidentielle enfonce le clou. « Il semble y avoir un désordre au sein du gouvernement. Le dossier des déserts médicaux a été transmis à Christophe Béchu (ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, ndlr) à la suite du séminaire gouvernemental. N’était-ce pas le rôle d’Agnès Firmin Le Bodo ? »