Article réservé aux abonnés
Dossier

Prescriptions

La sobriété médicamenteuse en ordre de marche ?

Par Irène Lacamp - Publié le 12/12/2022
La sobriété médicamenteuse en ordre de marche ?


Sirer - stock.adobe.com

Consultation sans ordonnance, déprescription… Que ce soit pour des raisons de pénuries, d’économies ou, surtout, de justes prescriptions, la sobriété médicamenteuse est dans l’air du temps. Même si, sur le terrain, les freins culturels, le difficile recours aux alternatives non pharmacologiques ou encore le manque de données scientifiques limitent le processus.

Eau, énergie, alimentation… Dans le sillage des crises, l’heure est à la sobriété. La santé n’échappe pas au phénomène, avec de plus en plus de pénuries de personnels comme de médicaments, qui façonnent une médecine de l’austérité.

Au-delà de cet exercice imposé, la réflexion autour d’une certaine décroissance en matière de recours aux médicaments fait de plus en plus son chemin. D’autant que les Français n’ont pas la main légère. Par exemple, « notre pays est le champion du monde des prescriptions de benzodiazépines », rappelle François Montastruc, pharmacologue clinicien au CHU de Toulouse. De même, l’Hexagone figure au 4e rang européen des plus gros utilisateurs d’antibiotiques, selon Santé publique France. Et avec le vieillissement de la population, les consommations de médicaments risquent globalement de continuer d’augmenter.

La nécessité de réduire les consommations de médicaments n’est pas nouvelle : l’idée se développe « depuis les années 1950, marquées par l’accroissement des prescriptions médicamenteuses dans tous les domaines », évoque le Pr Montastruc. Mais le sujet a récemment pris une importance inédite.

En cause : des considérations économiques, les dépenses de santé liées à l’achat de médicaments demeurant au-dessus de la barre des 30 milliards d’euros, selon l’Insee. S’ajoutent des motivations écologiques, alors que le bilan carbone et l’impact écologique de l’industrie pharmaceutique sont de plus en plus pointés du doigt.

Mais c’est surtout la iatrogénie qui plaide pour des consommations plus raisonnées, tandis que la proportion d’hospitalisations imputables aux médicaments augmente. En témoignent les dernières estimations du Réseau français des centres régionaux de pharmacovigilance ­(RFCRPV), selon lesquelles 8,5 % des hospitalisations enregistrées en 2018 étaient liées à des effets indésirables de médicaments – contre 3,6 % une dizaine d’années plus tôt. Si bien que certains questionnent la balance bénéfices-risques des médicaments. « En 2013, selon le site Clinical Evidence (…), 89 % des médicaments n’avaient pas une preuve d’efficacité clairement établie », rapporte le Collège national des généralistes enseignants (CNGE) sur son site web.

Encore des freins sur le terrain

Si, sur le papier, tout plaide pour la modération, sur le terrain, dans quelle mesure est-il réellement possible de lever le stylo sur les prescriptions pharmacologiques ? Même si les lignes commencent à bouger, la non-prescription de médicaments semble encore se heurter à divers obstacles.

On apprend depuis longtemps à prescrire mais on n’a jamais appris à ne pas prescrire - Dr Amélie Richard, DMG de Clermont-Ferrand

Avec notamment un défaut de formation sur le sujet. « On apprend depuis longtemps à prescrire mais on n’a jamais appris à ne pas prescrire », déplore le Dr Amélie Richard (généraliste à Joze et maître de conférences universitaire associée à la faculté de médecine de Clermont-Ferrand), en charge d’un nouvel enseignement dédié à la non-prescription.

En outre, certaines alternatives aux médicaments qui se développent restent mal évaluées, comme le souligne le Pr Montastruc. Et celles dont le bénéfice n’est plus à prouver peinent encore à se diffuser, faute notamment d’un environnement favorable à leur prescription. La situation commence toutefois à changer, comme en témoignent le récent remboursement de séances de psychothérapie dans le cadre du dispositif MonPsy ou les recommandations de la Haute Autorité de santé sur la prescription d’activité physique.

Mais la problématique apparaît surtout culturelle et relationnelle, en lien d’abord avec la structure traditionnelle de la consultation, « qui s’achève le plus souvent par la remise d’une ordonnance de médicaments, note le Dr Richard. Une habitude qu’il faut alors dépasser en donnant des explications longues lors d’une consultation pas plus rémunérée que les autres. » Entrent aussi en ligne de compte les attentes des patients, pour qui « recevoir un médicament permet d’accéder au statut de malade », analyse le Dr Richard, qui souligne toutefois que la donne change, « notamment depuis des scandales comme le Mediator ». « En réalité, les patients n’attentent plus forcément autant de médicaments qu’avant », estime-t-elle.

Pour aider les praticiens à s’affranchir de la traditionnelle prescription de médicaments, divers organismes mettent à disposition des « ordonnances de non-prescription » – contenant uniquement des explications et conseils hygiéno­diététiques.

En outre, des initiatives se développent pour identifier les produits à moins prescrire en priorité. À l’instar de Choosing Wisely, programme américain qui devait être décliné en France sous le nom « Choisir avec soin ». L’idée : inviter les médecins de chaque spécialité à élaborer un « top 5 » des gestes inutiles (pas limités aux prescriptions pharmaceutiques). Citons également les listes de médicaments à éviter, comme celle des « médicaments à écarter pour mieux soigner » de la revue Prescrire, qui peut constituer une base, juge le Pr Montastruc. Ou encore les diverses initiatives de réévaluation de spécialités pharmaceutiques de prescription courante, comme le projet REB, mené par le CNGE.

Si bien que la non-prescription semble d’ores et déjà en progression. Certes, les consultations sans ordonnance restent moins fréquentes en France qu’aux Pays-Bas ou en Scandinavie, où plus de la moitié des consultations sont concernées. Mais leur proportion tend à augmenter dans l’Hexagone, « les dernières études l’estimant à 25 %, contre 10 % en 2005 », indique le Dr Richard.

La déprescription en butte au manque d’évaluation scientifique

Au-delà de la non-prescription, en cas de pathologies chroniques, l’enjeu est aussi de déprescrire. Comme le rappelle Jean-Pascal Fournier, généraliste et professeur au DMG de Nantes, la déprescription est définie comme un « processus visant à diminuer ou arrêter un traitement jugé inapproprié, sous supervision d’un professionnel de santé ». Elle apparaît d’autant plus nécessaire que le maintien trop prolongé d’un traitement favorise l’accumulation des médicaments, en particulier chez les personnes âgées. Selon une étude de France Assos Santé, un quart des plus de 65 ans reçoivent d’ailleurs plus de sept médicaments.

Parmi les classes thérapeutiques les plus concernées, le Pr Montastruc cite les red drugs (benzodiazépines, anti­dépresseurs, prégabaline, etc.). Les antihyperglycémiants et statines figurent aussi en bonne place, de même que les inhibiteurs de la pompe à protons (IPP), souvent utilisés contre les effets digestifs d’autres traitements dans une « cascade, voire une avalanche de prescriptions », relève le Pr Fournier.

Or le risque est de favoriser les interactions médicamenteuses, rapidement non maîtrisables. « Avec trois médicaments, les interactions deviennent incertaines et on considère qu’à partir de quatre, les interactions peuvent nécessiter des hospitalisations », indique le Pr Montastruc.

Par ailleurs, avec l’âge, le rapport bénéfices-risques des traitements évolue. « Par exemple, on sait que les bisphosphonates sont efficaces pendant cinq ans avec des possibilités d’effets indésirables importants, que chez les seniors, les antihypertenseurs peuvent provoquer des hypo­tensions orthostatiques délétères, ou encore qu’un risque de chute devenu trop grand avec l’âge doit amener à réévaluer les anticoagulants », liste le Dr Richard.

Il faut quelques secondes pour prescrire mais parfois des années pour déprescrire - Pr Jean-Pascal Fournier, DMG de Nantes

Toutefois, la déprescription apparaît plus difficile encore à mettre en œuvre que la non-prescription. Comme le répète le Pr Fournier, « il faut quelques secondes pour prescrire mais parfois des années pour déprescrire ».

Certes, de grandes règles peuvent être édictées. Globalement, « il s’agit de détecter un problème de iatrogénie nécessitant une intervention et d’analyser la situation conjointement avec le patient afin d’élaborer ensemble un plan d’action », résume le Dr Michel Doré, membre du groupe thérapeutique au sein du CMG (Collège de la médecine générale).

Cependant, certaines croyances peuvent compromettre l’initiation même de la démarche. Du côté des prescripteurs, la crainte serait de « rompre un équilibre », surtout devant des traitements introduits par d’autres professionnels, souligne le Pr Fournier. « Il existe une soumission à l’autorité du spécialiste », par ailleurs difficile à joindre, appuie le Dr Doré. Et du côté des patients, « nombre d’entre eux se révèlent attachés à leur traitement », estime le Dr Richard. D’autant que « chez les personnes âgées, la déprescription peut être perçue comme un acte violent ». Et des deux côtés, la déprescription peut être vécue comme un paradoxe, « après des années à s’échiner à encourager l’observance ou à bien respecter le traitement », relève le Dr Marine Crest-Guilluy, généraliste à Marseille, qui a consacré sa thèse d’exercice à la déprescription.

Mais c’est surtout l’élaboration du plan de déprescription qui semble poser des difficultés – d’autant plus compliquées à surmonter que persiste, là encore, un manque de formation. Et même de recommandations. « On manque notamment d’algorithmes de déprescription », déplore le Dr Richard.

Force est de constater que les données de la science restent parcellaires. « Jusqu’à il y a peu, on ne disposait pas d’évaluation correcte des démarches de déprescription, qui constitue une thématique de recherche nouvelle », regrette le Pr Montastruc. Or la déprescription peut elle aussi engendrer des effets indésirables, comme des phénomènes de sevrage décrits avec les opioïdes, benzodiazépines, etc., voire des syndromes d’arrêt associés à certaines molécules courantes. « À l’instar des antidépresseurs (à l’origine d’un syndrome d’arrêt avec irritabilité, agressivité, crises de larmes, insomnies, etc.), des IPP (avec rebond de l’acidité gastrique), ou encore des bêtabloquants (avec poussée temporaire de la pression sanguine artérielle) », énumère le pharmacologue.

Un sujet qui intéresse de plus en plus

Néanmoins, le changement est en marche. « Des médecins et scientifiques ont pris à bras-le-corps cette nouvelle thématique de recherche : des essais cliniques se développent pour tester l’arrêt des médicaments », se félicite le Pr Montastruc, qui participe lui-même à des études concernant l’interruption des psychotropes.

Des outils se développent, comme la plateforme canadienne deprescribing.org, qui met à disposition des lignes directrices et algorithmes de déprescription « fondés sur les preuves ». De plus, des enseignements visant à mieux préparer les étudiants se montent, à l’instar de celui dirigé par le Pr Montastruc. De même, la formation aux techniques de communication – indispensables pour « établir un lien de confiance et limiter les hésitations des patients vis-à-vis de la déprescription », estime le Dr Doré – s’étoffe.

Et globalement, le sujet intéresse de plus en plus. « Je vois beaucoup de thèses d’exercice qualitatives sur la non-prescription et la déprescription : les jeunes, surtout, ont à cœur de comprendre comment mieux lutter contre la surconsommation de médicaments », s’enthousiasme le Dr Richard.