« On fait un métier de Robocop », le témoignage d'un jeune urgentiste

Publié le 02/07/2016
M_Doukhan

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Crédit photo : DR

Mathieu Doukhan est jeune urgentiste au centre hospitalier de Tourcoing. Dans son livre « Papa ! Pourquoi tu dors encore à l’hôpital ? » (1), le jeune homme de 34 ans dresse le bilan de ses cinq premières années de pratique et livre des anecdotes qui ont ponctué sa carrière depuis l’internat.

Avec humour et bienveillance, mais sans concession, le Dr Doukhan dévoile ses difficultés quotidiennes, ses réussites gratifiantes mais pointe également les dysfonctionnements du système.

« LE QUOTIDIEN ». Pourquoi avoir écrit ce livre ?

DR MATHIEU DOUKHAN. Je n’avais pas spécialement envie d’écrire un bouquin. Une connaissance qui travaille dans une maison d’édition cherchait un urgentiste pour un recueil d’histoires. J’ai écrit le livre en quelques mois. À l’époque, je ne savais plus trop si j’avais envie de continuer à exercer aux urgences. Écrire des choses personnelles m’a remis les idées en place et fait prendre du recul.

Vous avez eu envie de jeter l’éponge, pourquoi ?

Il y a cinq ans, quand j’ai commencé dans mon service, on faisait une quarantaine de patients en moins par jour. Nos urgences étaient réputées parce que les gens n’attendaient jamais deux ou trois heures avant d’être examinés. Un bras cassé, une mycose, une otite, un infarctus : tu étais pris en charge tout de suite. Aujourd’hui, notre travail a changé. Nous sommes attristés de ne plus pouvoir offrir cette rapidité de prise en charge. En plus, auparavant, il y avait toujours un petit temps mort après un gros déchoquage, avec un médecin ou l’équipe. Aujourd’hui, tu n’as plus le temps : tu encaisses, encaisses, encaisses.

Cette situation a-t-elle eu des répercussions sur votre relation avec les patients ?

Je n’ai pas l’impression qu’il y ait plus de violence, plus d’irrespect. Au contraire, les gens sont résignés. Ils nous disent : « ce n’est pas grave docteur ». Limite, c’est toi qui es énervé : « Si, c’est grave » !

Qu’est-ce qui a provoqué un tel engorgement des urgences ?

Il y a le manque d’éducation médicale. Pour moi, c’est la base. J’ai le sentiment que les gens ne savent plus se soigner pour les petites choses. Aux États-Unis, les gamins de six ans savent faire des massages cardiaques ! Ensuite, il y a de moins en moins de médecins libéraux qui font des consultations sans rendez-vous. On confond « urgences » et « consultation sans rendez-vous ».

C’est multifactoriel, mais à la base de la base : il y a la T2A. Maintenant qu’on est obligé de coter à l’acte, c’est fini ! Le service des urgences est celui qui rapporte le plus à l’hôpital, avec la chirurgie ambulatoire. Tu ne peux plus refuser la personne qui arrive avec le nez qui gratte, qui a vingt ans, qui n’a pas de fièvre, qui n’a rien… La logique économique fait que tu lui dis de rentrer… Hop ! Tu as gagné 50 euros… Et voilà, encore plus de patients, et encore plus de responsabilités sur le médecin.

Dans le livre vous écrivez : « travailler aux urgences, n’est pas travailler dans l’urgence ». Que voulez-vous dire ?

Ce sont trois choses que de travailler aux urgences, dans l’urgence et prendre en charge en urgence. J’ai été formé pour prendre en charge en urgence : m’adapter à l’environnement, ce qui est hyperintéressant. Il y a travailler aux urgences : travailler dans un système à l’hôpital qui n’est pas forcément optimal tout le temps. Et puis, il y a travailler dans l’urgence : recevoir un flux de patients énorme. En moyenne 170 patients viennent dans notre service par 24 heures, parfois on frôle les 200.

Comment remédier à cette situation ?

On met tout aux urgences sur le dos des urgentistes qui ne font plus de la médecine générale, mais un métier de fou d’urgentiste, de Robocop ! Dans la réalité, ça ne fonctionne pas. Il faut repenser le système, abandonner les centres de santé qui sont faits par des libéraux, des privés. Ce n’est pas du tout l’esprit. Il faut notamment revoir la question de la médecine générale, surtout en milieu urbain, et mettre en place des dispensaires ouverts quasiment 24 h/24 pour l’urgence ressentie par les patients. Des internes seraient formés à être des médecins de dispensaires. Ils auraient un statut de PH et un salaire de 3 000 euros ou 4 000 euros par mois. Je suis persuadé qu’il y aurait des candidats.

En lisant votre livre, on a l’impression que vous avez des relations un peu tendues avec les médecins spécialistes hospitaliers : coups de fils agacés, transfert de patients compliqués…

Effectivement, parfois, on a l’impression d’être un paillasson. Et encore, dans mon hôpital les choses se passent plutôt bien. C’est plutôt un sentiment général. L’hôpital est un système, un organigramme qui fonctionne très bien lorsqu’on y a un rôle bien défini. Quand ce n’est pas le cas, comme aux urgences, on se met à rendre des services ou à passer pour un incompétent parce qu’on n’a pas été au-delà des choses qu’on nous a demandées : là, on entre en conflit avec les confrères. Mais il y en a avec qui je m’entends très bien.

Et avec les médecins de ville ? Vous évoquez certains abus. Il y a par exemple, dans le livre, l’histoire d’une octogénaire envoyée par son médecin traitant un vendredi soir très tard, en ambulance. Vous devinez que la famille et le médecin se sont facilités la tâche en vous l’adressant, d’ailleurs, son cas ne relève en rien d’une prise en charge en urgence.

Certains m’adressent des patients sans me le demander. Par exemple, ils nous envoient une patiente avec une suspicion de phlébite. Elle arrive aux urgences, sauf que je n’ai aucun moyen fiable de savoir si elle a une phlébite ! Et en plus, on n’a pas de place !

Je suis fils de médecin traitant. Ça n’a jamais été une charge contre les médecins traitants mais contre certains d’entre eux… Contre ceux qui partent du principe qu’on envoie tout le monde aux urgences, et puis qu’on verra bien.

Vous ne vous sentez pas considéré pour ce que vous faites ?

Parfois, des cardiologues vont nous dire qu’en cas d’infarctus, il faut mettre de l’aspirine. « Oui, je le sais… ». Des neurologues vont nous conseiller de faire un scanner. « Oui, je sais bien… ». Tant qu’on n’aura pas pris les rênes de l’hôpital pour tout ce qui est urgent, tant qu’on ne sera pas « team leader » : on ne sera pas reconnu comme une spécialité, mais comme une sur-spécialité ! Le professeur Éric Wiel, un de nos pontes, nous avait prévenus qu’à partir du moment où le DES serait créé, il faudrait encore attendre 25 ans pour qu’on soit reconnus en tant qu’urgentistes.

C’est triste de se dire que cette spécialité existe depuis Napoléon et qu’elle sera véritablement reconnue quand je serai en fin de carrière. Parfois, un médecin m’appelle et me demande : « Qu’est-ce que tu ferais » ? Ils ne m’appellent pas moi, mais l’urgentiste. Ça me donne un petit espoir sur ce qu’on pourrait devenir : des gens de référence pour l’urgence.

(1) « Papa ! Pourquoi tu dors encore à l'hôpital ? Chroniques d’un jeune urgentiste ». Paru en avril 2016 aux Éditions de l’Opportun (256 pages, 15 euros).

Propos recueillis par Domitille Pautonnier

Source : lequotidiendumedecin.fr