Le 6 Vendée Globe du Dr Jean-Yves Chauve

Les affres du médecin solitaire

Publié le 29/01/2009
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DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL À PORNICHET

AU DEUXIÈME ÉTAGE d’un petit immeuble moderne au sud de la baie de La Baule (Loire-Atlantique), le bureau du Dr Jean-Yves Chauve ouvre, par une terrasse bordée de pins parasol, sur l’océan. Désignant son énorme paire de jumelles, le médecin des skippers sourit : « Elles ont un dispositif qui me permet d’épouser la courbe des mers pour surveiller très très loin les bateaux… » Plus sérieusement, son cabinet, unique en son genre, est équipé des moyens de télécommunication les plus sophistiqués. Quatre ordinateurs, deux webcams, deux téléphones fixes, deux téléphones portables, un BlackBerry, un fax… De quoi réagir en temps réel à tous les événements affrontés par les concurrents, partis à 30 le 9 novembre et qui, en ce jeudi, 75 e jour de l’épreuve, ne sont plus que 12 engagés.

C’est le 6 e Vendée Globe. Les dispositifs de suivi médical, course après course, n’ont cessé de s’améliorer. Pour cette édition, la nouveauté, c’est la visioconférence. « Imaginez qu’elle ait fonctionné dès 1993, quand j’ai guidé Bertrand le Broc pour qu’il se suture lui-même la langue… Faute d’image, j’avais dû me contenter d’une liaison téléphone. Ce qui représentait quand même un beau progrès par rapport aux premières éditions, où tout se passait par écrit, avec des échanges de fax. »

Reconstitution du patient virtuel.

La carrière du Dr Chauve aura écrit l’histoire des avancées de la télémédecine, dans l’étroite imbrication de la technique et de la médecine, avec ses événements mémorables. La suture de Bertrand le Broc, bien sûr. Ou, en 1995, la transatlantique de l’ancien ministre et écrivain Jean-François Deniau, après son triple pontage coronarien, avec un logiciel embarqué pour la transmission satellitaire de ses ECG. En vingt ans, Jean-Yves Chauve a structuré et codifié la prise en charge à distance de ses patients, en réduisant constamment la marge d’erreur. « Aujourd’hui, avec le stéthoscope numérique, par exemple, explique-t-il, je reçois une auscultation sur fichier MP3 que je peux transmettre à un pneumologue pour avis et j’assure un meilleur suivi du traitement par des envois successifs. Avec le temps, j’ai réalisé une reconstitution du patient virtuel, avec une image de plus en plus nette de tous les symptômes discriminants. »

Bien sûr, ces techniques présentent d’intéressantes applications à terre. Des régulateurs de centres 15 ont adopté les guides Chauve de la médecine à distance. Convaincu de la pertinence de cette démarche pour tout type de prise en charge au loin, la société Europ Assistance a demandé au médecin des marins de superviser la mise au point d’un logiciel destiné à ses abonnés, qui devrait être opérationnel dès cette année. Grâce à lui, «  que vous vous trouviez à Istanbul ou à Bamako, en cas de malaise, vous pourrez appeler votre médecin et lui transmettre par téléphone la plupart des éléments nécessaires pour poser un bon diagnostic. »

Mais les événements de la course au large défient parfois les performances. L’accident du 18 décembre dernier en a fourni l’illustration. « Ce jour-là, raconte le Dr Chauve, la direction de la course m’avertit à 10 h 30 que Yann Eliès se serait cassé le péroné. Je l’appelle et je l’entends alors pousser un cri terrible. » Dans sa chronique en ligne sur le site Internet du Vendée Globe, le médecin décrit «  ce cri animal monté des tréfonds du corps, un cri rauque à en faire mal, un cri de vie, un cri pour ne plus entendre ce corps qui hurle. » « C’était comme si ce cri était sorti de mes tripes aussi, se souvient-il. À cet instant, pas de webcam, pas de cartographie numérisée du corps. Aucune aide technologique. Juste un téléphone pour échanger, et, en deux questions, arriver à comprendre que quand Yann parle de sa jambe, il s’agit en fait de sa cuisse, que la fracture n’est pas celle du péroné mais du fémur. Et qu’il n’y a pas une seconde à perdre pour lancer les opérations de sauvetage. » C’est à partir du diagnostic posé par le Dr Chauve que sera ordonné l’appareillage d’une frégate australienne de 180 m, avec ses 200 hommes d’équipage, et le déroutage de Marc Guillemot, qui croisait à une centaine de nautiques d’Eliès. « Pendant les deux jours qu’a duré l’attente des secours, j’appelais Yann toutes les deux heures. S’il ne décrochait pas, c’était l’incertitude : était-il seulement endormi, ou bien avait-il sombré dans le coma ? Et alors, fallait-il demander à Marc de risquer un abordage avec des creux de plusieurs mètres ? Deux heures entre chaque appel, c’était le temps entre la vie et la mort. L’angoisse ininterrompue. Il fallait aussi appeler la compagne de Yann pour essayer de la rassurer. Dans le même temps, les camions de télé s’étaient installés devant l’immeuble. Les médias français et étrangers venaient aux informations. Et en application de la célèbre loi de Murphy, selon laquelle le pire, s’il existe, ne manquera pas de se réaliser, deux skippers nécessitaient des soins, l’un pour une infection urinaire, l’autre pour une bursite au bras. Et tous les autres skippers qui étaient dans l’attente des nouvelles. » Le Dr Chauve ne cache pas les affres par lesquels il est passé, seul face à la mer, avec ses ordinateurs et ses téléphones.

Risque de coma.

La famille Chauve a fêté Noël peu après en petit comité, dans l’appartement au-dessus du cabinet transocéanique. Pour le 31 décembre, aucune réjouissance particulière n’était au programme. Et le 6 janvier, nouveau coup dur : Jean Le Cam chavire. « La coque est à l’envers, définitivement. Ce cocon si familier qu’est la cabine est devenu pour Jean un immense shaker où tout est danger. Dans une eau à 5 degrés, le coma apparaît au bout d’une heure environ, sans combinaison de survie… » Le Dr Chauve appelle à la rescousse son confrère Michalet, à Chamonix, spécialiste de médecine de montagne. Combien de temps l’organisme peut-il tenir contre l’hypothermie, lorsqu’il est mouillé et non immergé dans l’eau glacée ? Dans l’eau, la fuite de chaleur est 30 fois plus rapide que dans l’air. Le Cam tiendra. Et à Pornichet, le médecin souffre avec le skipper.

En ce 75 e jour de garde solitaire, les événements sont plus cléments. Ce matin, Arnaud Boissières a envoyé un mail pour décrire ses problèmes aux mains ; elles sont abîmées par une infection, comme souvent en course. Et Rich Wilson a appelé après une chute à bord. Il se plaint de douleurs aux cervicales. Le Dr Chauve lui conseille le port d’un collier pour détendre la zone. Heureusement, la pharmacie de bord est complète.

À midi, armé de ses téléphones et de son BlackBerry, le médecin du Vendée Globe accepte d’aller déjeuner. Toujours face à la mer. Occasion de philosopher sur une course au large qui est beaucoup plus qu’une simple compétition sportive. « Les skippers, explique-t-il, font tous les métiers à la fois : marins, météorologues, diésélistes, électriciens, électroniciens, informaticiens, entraîneurs, soigneurs, coaches. En plus, depuis vingt ans, sous la pression médiatique, ils ont dû devenir aussi metteurs en scène, cadreurs, acteurs. Et l’effraction faite par les médias dans une course en grande solitude fait question. Ne va-t-elle pas compromettre l’aventure intérieure du tour du monde ? Les navigateurs revenaient autrefois en disant que plus rien ne sera jamais comme avant… Paradoxalement, le témoignage qu’ils donnent sur les éléments naturels ne va-t-il pas s’en trouver édulcoré, alors que l’intérêt pour l’écologie n’a jamais été aussi grand ? Peut-on réduire la mer à un objet de performance et la considérer comme un simple support de glisse ? »

La mer, c’est la passion inentamée du Dr Jean-Yves Chauve. Ce matin, il s’émerveillait encore en prenant son petit-déjeuner sur son balcon : « La lune se reflétait sur les flots, raconte-t-il, et le feu rouge d’un navire qui croisait au large de la baie déchirait cet immense panorama en noir et blanc. » Maintenant, la tempête se met à gronder, le ciel et la mer sont d’encre, avec des rouleaux qui se fracassent sur les rochers, les accents du Dr Chauve ne sont pas moins lyriques : « Pour moi, pareil spectacle n’a rien d’angoissant. Quand vous connaissez la mer, vous savez qu’immédiatement après le coup de vent viendra l’embellie. Tout semble foutu jusqu’à ce que le ciel redevienne bleu d’azur. C’est comme pour la fracture dramatique de Yann Eliès : une histoire finalement magnifique, remplie d’optimisme et d’énergie positive. Dans les situations qui semblent désespérées, l’essentiel est de toujours y croire, d’avoir confiance et de savoir que l’on est capable de tout faire, même le plus incroyable, pour survivre. »

 CHRISTIAN DELAHAYE

Source : lequotidiendumedecin.fr