Ukraine : de la catastrophe militaire à la catastrophe sanitaire

Publié le 24/06/2022
VU PAR LA Pr KARINE LACOMBE - Après quatre mois de conflit, on ne compte plus les victimes civiles de la guerre dans le pays. Elles risquent cependant de ne représenter qu’une petite partie des décès à venir faute de soins. En effet, nombre d'infirmières et de médecins sont contraints à l'exil et la paralysie menace les établissements de santé. Une crise sanitaire se profile.

Crédit photo : SEBASTIEN TOUBON

Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine fin février 2022, il ne se passe pas un jour sans que l’on rapporte le coût humain exorbitant payé par les civils Ukrainiens à lutter contre l’armée Russe. Tous les médias se sont fait l’écho des villes martyres comme Boutcha, dans lesquelles la découverte de morts à fleur d’asphalte et de nombreuses fosses communes après les retraits des troupes Russes ont plaqué sur le conflit armé un visage d’horreur et de désolation. On a également beaucoup parlé des habitants pris au piège du théâtre de Marioupol, de l’usine Azot de Sievierodonetsk, dont l’évacuation a révélé le grand nombre de décès sous les tirs et les bombardements. Victimes directes de la guerre, elles risquent au final de ne représenter qu’une petite partie des décès à venir comme conséquence indirecte du conflit. En effet, à côté de l’impact actuel de la crise militaire, il nous faut redouter l’impact à venir de la crise sanitaire majeure qui commence à frapper le pays et qui ne s’arrêtera pas quand les armes se seront enfin (mais à quel horizon ?...) tues.

Depuis le 24 février 2022, alors que plus de 260 structures de soins ont été détruites par les bombardements, 7,1 millions d’Ukrainiens vivent en exil dans leur propre pays, tandis que 7,3 millions ont fui en dehors des frontières de l’Ukraine. Parmi ceux-ci, de nombreux soignants, quasi uniquement des femmes, infirmières, médecins, autant de professionnels qui manquent au fonctionnement des hôpitaux dont beaucoup ont fermé, en particulier les centres de soins de santé primaires et ceux qui s’occupaient des pathologies chroniques infectieuses à fort potentiel de mortalité comme le VIH ou la tuberculose. En langage d’ONG, on appelle cela le « brain drain », où comment les situations de conflits (armés, économiques…) vident les pays de leurs forces vives essentielles au bon fonctionnement de la nation.

Des indicateurs préoccupants

Pour ne parler que de maladies infectieuses, l’Ukraine était, avant le début de la guerre, l’un des pays d’Europe de l’Est où la prévalence de la tuberculose multirésistante était la plus préoccupante, allant en 2018 de 24,1 % chez des patients nouvellement diagnostiqués jusqu’à 58,1 % chez des patients en rechute [1]. L’assèchement des ressources humaines qualifiées pour diagnostiquer et traiter ces patients augure d’un désastre sanitaire à moyen terme qu’il est pour l’instant difficile de quantifier mais que l’on doit redouter pour ses conséquences sur l’Europe entière. Il en est de même avec les autres pathologies transmissibles comme le VIH ou l’hépatite C.

Avant la guerre, le nombre de personnes vivant avec le VIH était estimé à 250 000, avec seulement 130 000 d’entre elles qui bénéficiaient d’un traitement antirétroviral, déjà bien loin du standard des 90 / 90 / 90 de l’OMS (90 % diagnostiqués, 90 % traités, 90 % avec charge virale VIH indétectable). Depuis le début de la guerre, 33 sites de dépistage et délivrance d’antirétroviraux ont été fermés, tandis que le nombre de nouveaux diagnostics et de nouvelles mises sous traitement a diminué de 40 et 30 % respectivement [2]. Une reprise active de l’épidémie de VIH risque d’en être la sanction, qui va toucher les plus vulnérables, d’une population déjà douloureusement affectée par la guerre au quotidien.

Les actions de réduction des risques liés à l’usage de drogues telles que l’accès aux traitements substitutifs aux opiacés ont également été largement impactées, en particulier dans les zones sous contrôle russe où la méthadone est très difficilement voire plus accessible du tout.

Alors que l’Ukraine s’était engagée avec beaucoup de volontarisme dans la voie de l’élimination de l’hépatite C grâce à des efforts de dépistage et de traitement considérables depuis 10 ans, cet objectif qui était à sa portée il y a moins d’un an semble maintenant inatteignable, faisant craindre une hausse importante de la mortalité de cause hépatique dans les années à venir.

Alors que faire ? Au-delà de l’action politique qui échappe à la plupart d’entre nous, l’action citoyenne et associative montre le chemin : accueillir les professionnels de santé et les intégrer au fonctionnement de notre système de soins en attendant des conditions favorables de retour, appuyer par des dons et de l’expertise les efforts des acteurs de terrain — ONG, associations communautaires qui travaillent sous l’égide de l’ONUSIDA et de l’OMS —, fournir les soins gratuits aux personnes déplacées. Mais est-ce que ce sera suffisant pour amortir la catastrophe sanitaire qui se profile ?...

Exergue : De nombreux soignants, infirmières, médecins manquent au fonctionnement des hôpitaux dont beaucoup ont fermé. 
[1] Pavlenko E, Barbova A, Hovhannesyan A, Tsenilova Z, Slavuckij A, Shcherbak- Verlan B, Zhurilo A, Vitek E, Skenders G, Sela I, Cabibbe AM, Cirillo DM, de Colombani P, Dara M, Dean A, Zignol M, Dadu A. Alarming levels of multidrug- resistant tuberculosis in Ukraine: results from the first national survey. Int J Tuberc Lung Dis. 2018 Feb 1;22(2):197-205.
[2] https://www.unaids.org/sites/default/files/media_asset/Ukraine-SitRep.p…

Pr Karine Lacombe
En complément

Source : Le Quotidien du médecin