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Dossier

Forfaitisation

Peps et Ipep : quand les modes de rémunération se réinventent

Par Adrien Renaud - Publié le 13/12/2021
Peps et Ipep : quand les modes de rémunération se réinventent


oatawa - stock.adobe.com

Depuis un an, quelques équipes expérimentent une rémunération au forfait pour tout ou partie de leur activité dans le cadre du Peps et de l’Ipep, deux projets issus de l’article 51 de la loi de financement de la Sécurité sociale 2018. Des forfaits qui pourraient mettre à mal le paiement à l’acte.

Le paiement à l’acte, qui constitue encore l’immense majorité des revenus dans le secteur ambulatoire, aurait-il du plomb dans l’aile ? Écorné par l’introduction de la rémunération sur objectifs de santé publique (Rosp) en 2011, raboté par les accords conventionnels interprofessionnels (ACI) et leur rémunération forfaitaire des équipes coordonnées, le voilà mis à mal par deux projets issus du fameux article 51 de la loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS) 2018 : l’incitation à une prise en charge partagée (Ipep) et le paiement en équipe de professionnels de santé en ville (Peps).

Deux expérimentations qui vont bien plus loin que la Rosp et l’ACI : elles permettent, dans certains cas, de faire passer l’intégralité de la rémunération d’une équipe au forfait. Voilà qui a de quoi chambouler quelques certitudes.

C’est d’ailleurs bien l’objectif des expérimentations dites « article 51 », qui permettent de déroger aux règles habituelles de financement afin d’identifier les innovations susceptibles de faire émerger de nouveaux modèles. La direction de la Sécurité sociale (DSS) du ministère de la Santé, qui a la responsabilité du Peps, ne cache rien des ambitions transformatrices du projet. Contactée par Le Généraliste, elle indique que « le forfait Peps va bien au-delà d’une évolution incrémentale », notamment parce qu’il s’agit d’une rémunération « substitutive à l’acte », dont « la répartition entre les acteurs est libre ». Ipep, quant à elle, peut sembler moins ambitieuse : il s’agit d’un forfait complémentaire, versé à un groupement d’acteurs s’ils parviennent à atteindre certains objectifs, notamment en termes de réduction des dépenses de santé.

Des forfaits à la moulinette

Les modalités concrètes de mise en œuvre des deux projets sont d’ailleurs très différentes. Peps est un forfait versé de manière trimestrielle à des maisons de santé pluri­professionnelles (MSP) ou centres de santé, et qui remplace le paiement à l’acte. Ce forfait est calculé en fonction du nombre de patients « médecin traitant » inscrits dans la structure et est pondéré par la qualité des soins fournis et par les caractéristiques de la patientèle (appréciés au prisme d’une batterie d’indicateurs).

Trois options sont disponibles : le forfait peut concerner uniquement la patientèle « médecin traitant » diabétique, la patientèle « médecin traitant » âgée de plus de 65 ans ou l’ensemble de la patientèle « médecin traitant ». La DSS indique que 14 équipes (10 centres de santé et 4 MSP) sont passées au forfait le 1er janvier 2021 : 12 ont choisi la patientèle « médecin traitant » totale, et 2 la patientèle diabétique. Deux nouvelles équipes doivent les rejoindre au 1er janvier 2022.

Ipep, quant à elle, peut concerner des groupements d’acteurs très variés : MSP ou centres de santé comme pour Peps, mais aussi communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS), comités ville-hôpital… Ceux-ci définissent eux-mêmes les problématiques qu’ils cherchent à améliorer (lien ville-hôpital, pertinence des prescriptions, prévention…) ainsi que les actions qu’ils comptent entreprendre en ce sens. Le tout est ensuite passé à la moulinette d’une batterie d’indicateurs en lien avec les thématiques choisies. Si ces indicateurs se sont améliorés sur la période, le groupement reçoit un paiement forfaitaire : les acteurs se répartissent alors les fonds en fonction d’une clé qu’ils ont prédéfinie, et leur utilisation est libre. Contactée par Le Généraliste, la Direction générale de l’organisation des soins (DGOS) du ministère de la Santé, qui pilote Ipep, indique que 29 groupements participent à l’expérimentation. Elle dit espérer notamment que le projet aura des incidences sur la coopération ville-hôpital, notamment par « l’adaptation de l’organisation interne pour s’ouvrir à la ville ou à l’hôpital », ou encore par « la mise en place de protocoles et outils communs ».

Coopérer sans se mettre en danger

Reste à savoir quel son de cloche renvoient sur le terrain les équipes qui se sont engagées dans l’un des deux projets, voire dans les deux. « Peps nous a permis de concrétiser tout ce que nous voulions faire en matière de coopération professionnelle, sans pour autant nous mettre en danger sur l’aspect financier », se réjouit le Dr Olivier Beley, gérant du pôle de santé Les Allymes, à Ambérieu-en-Bugey, dans l’Ain, qui est passé au forfait pour l’intégralité de sa patientèle « médecin traitant » au début de l’année. Ce généraliste se réjouit de voir que le projet a d’ores et déjà permis à la structure de revoir les plannings en prévoyant des tranches plus longues pour les patients chroniques, ou encore de libérer du temps en confiant à un infirmier de parcours l’ensemble des dossiers MDPH (maisons départementales des personnes handicapées)… « Sans cela, nous serions comme tout le monde, à refuser les nouveaux patients », estime-t-il.

Le passage au forfait dans le cadre de Peps a permis de passer « d’une logique de clientèle ou de patientèle à une logique de population » - Dr Alain Beaupin

Du côté des centres de santé, l’ambiance chez les participants au projet Peps semble également être à la satisfaction. « Aujourd’hui, l’enjeu n’est plus le financement des actes ponctuels, adaptés à des épisodes de soins brefs, mais la prise en charge de maladies chroniques », explique le Dr Alain Beaupin, président du centre de santé Richerand à Paris et de l’Institut Jean-François-Rey (IJFR), qui œuvre dans la recherche pour les centres de santé et qui coordonne à ce titre la participation de plusieurs centres de santé à Peps et à Ipep. Pour lui, le passage au forfait dans le cadre de Peps a permis de passer « d’une logique de clientèle ou de patientèle à une logique de population ».

Diabète et insuffisance cardiaque

Les retours de terrain concernant Peps semblent ainsi positifs, mais qu’en est-il d’Ipep ? « Nous avons choisi de travailler sur le lien ville-hôpital, et notamment sur les hospitalisations évitables dans le cadre de l’insuffisance cardiaque », explique le Dr Thiphaine Heurtault, co-gérante du pôle de santé libéral du pays de Mayenne, qui s’est engagée, avec trois autres pôles de santé du département, dans Peps et dans Ipep. Au menu des actions prévues dans le cadre de cette deuxième expérimentation, « faire le point sur l’offre d’éducation thérapeutique du patient, travailler sur le lien avec les cardiologues, améliorer la fonction de repérage, l’accompagnement à domicile par les infirmiers », énumère la généraliste.

Ipep peut également être mis en œuvre dans le cadre d’un groupement mené par un hôpital, ce qui est le cas du CH de Cornouaille, dans le Finistère. « Nous travaillons avec la CPTS du territoire sur deux pathologies : la prise en charge du diabète de type 2 et l’insuffisance cardiaque », détaille Nathalie Frémin, coordinatrice générale des soins et pilote du projet. Concrètement, l’établissement et les soignants ont recruté une infirmière de parcours et ils ont également organisé des bilans regroupés et coordonnés. « C’est une sorte de “package” qui permet aux patients d’avoir, en une seule fois, toutes les étapes nécessaires : bilan sanguin, tabacologie, bilan sport-santé, habitudes de vie, etc., et de leur proposer des actions », précise Nathalie Frémin, qui ajoute qu’à ce jour, 2 420 personnes ont bénéficié de la démarche.

Quand la marche est trop haute

Mais il ne faudrait pas croire que les professionnels sont unanimement satisfaits des deux expérimentations. Les quatre pôles de santé mayennais sont là pour en témoigner. « Nous avons rapidement constaté que pour Peps, la marche était trop haute, relate Thiphaine Heurtault. Le projet nécessitait à la fois de transformer les pratiques et les modes de rémunération ; trop de questions n’étaient pas résolues, notamment sur la facturation ou la responsabilité professionnelle des membres. » Les pôles ont donc décidé de quitter l’expérimentation. « Ceux qui sont restés, ce sont les gens qui étaient déjà en partage d’honoraires », constate la Mayennaise.

Le projet nécessitait à la fois de transformer les pratiques et les modes de rémunération ; trop de questions n’étaient pas résolues, notamment sur la facturation ou la responsabilité professionnelle des membres - Dr Thiphaine Heurtault

Du côté des centres de santé coordonnés par Alain Beaupin et l’IJFR, la situation est presque inverse. Alors que Peps est pour eux vu comme une évidence (même s’il pourrait être amélioré), c’est Ipep qui pose le plus de questions. « Nous avons eu des simulations quant aux paiements que nous pourrions avoir, et nous avons des différences entre nos centres que nous ne savons pas trop expliquer », avoue-t-il. Et le généraliste de se demander si les structures situées dans les zones les plus défavorisées ne reçoivent pas, en raison du mode de calcul, davantage que les autres, indépendamment des efforts effectués par les équipes. « Nous ne voudrions pas recevoir plus d’argent parce que nos patients se soignent moins bien », résume-t-il.

Appuyer sur l’accélérateur ?

Le pôle de santé Les Allymes, quant à lui, ne fait pas porter ses critiques sur la répartition des forfaits entre les membres de l’équipe, comme les pôles mayennais (« cela s’est fait en quelques minutes », assure Olivier Beley) ni sur la complexité administrative du dispositif, comme les centres de santé de l’IJFR (« nous ne nous intéressons pas trop à la structuration de l’usine à gaz qui calcule le forfait, nous avons confiance dans le fait que nous ne gagnerons pas moins que précédemment ») mais sur l’articulation du forfait Peps avec les autres types de paiement. « Il est paradoxal d’avoir, en plus du forfait Peps qui est global, un autre forfait pour l’assistant médical, ou encore un forfait qui est en fait un paiement à l’acte déguisé pour l’IPA (Infirmier de pratique avancée, ndlr) », regrette le généraliste. Celui-ci déclare qu’il aurait préféré un forfait global pour « une responsabilité populationnelle ».

Du côté du CH de Cornouaille, on aimerait également passer à l’étape suivante en termes de financement au forfait. « Nous avons dans le cadre d’Ipep des crédits qui servent au fonctionnement, mais il faudrait aller plus loin, avec un véritable financement au parcours que l’on pourrait partager entre l’hôpital et la ville », estime Nathalie Frémin. Voilà qui plaiderait, du moins pour certaines des structures engagées dans Peps et Ipep, pour une accélération des projets. Mais il faudrait voir à ne pas brusquer les choses. Tel est du moins le message transmis par le ministère de la Santé. « Une évaluation systématique des projets d’expérimentation entrant dans le dispositif de l’article 51 est prévue par la loi », rappelle la DSS. Celle de Peps et d’Ipep a été confiée à l’Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (Irdes).

Cette évaluation s’intéressera notamment aux conditions d’exercice des professionnels, à l’accessibilité aux soins, à la qualité et à la pertinence des soins, ou encore aux parcours, précise la DSS. Et à ceux qui brûlent de savoir sur quel type de mesures législatives les projets pourraient déboucher, l’avenue Duquesne répond qu’il faut s’armer de patience. L’enjeu principal « est de réussir cette expérimentation, qu’elle se déroule au mieux et qu’elle apporte une satisfaction aux expérimentateurs et une meilleure prise en charge des patients, sans présupposer à ce stade des conclusions de l’évaluation », répond le ministère. Il semble donc, pour l’instant, urgent d’attendre.