Dr Laurent Alexandre : « Le généraliste survivra à l’IA, sans doute pas les spécialistes »

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Publié le 02/03/2019
Auteur de la « Guerre des intelligences »*, le Dr Laurent Alexandre prédit une intrusion de l’IA des Gafa dans le système de soins français. Cette évolution ne sera pas sans conséquences pour la médecine générale, affirme le chirurgien urologue.
Alexandre OK

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Crédit photo : DR

La France a lancé une plateforme d’exploitation des données de santé. Cela doit vous réjouir ?

Dr Laurent Alexandre : En matière d’IA médicale, la France est un paralytique qui voudrait courir un 100 mètres. Elle est beaucoup trop petite. Un pays de 67 millions d’habitants ne peut pas initier de grandes choses sur une industrie aussi capitalistique. L’Europe a en revanche une carte à jouer mais elle doit se réveiller de toute urgence. Il lui faut investir des milliards et des milliards d’euros, non des queues de cerise. Les Européens ne saisissent pas l’ampleur de la bataille, d’où leur immense retard sur les technologies informatiques.

Le combat serait perdu d’avance ?

Dr L. A. : La France dispose certes de beaucoup de données en santé, mais elles ne sont pas accessibles, notamment à cause de barrières légales et mentales sur le respect de la vie privée. La vraie question, c’est de savoir si la Chine va dépasser les États-Unis, pas si la France va régler sa névrose sur la data. De son côté, l’Europe n’a pas vu la montée en puissance des Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) ni de leurs homologues chinois. Pour vous donner une idée du fossé, le budget de recherche d’Amazon est six fois supérieur à celui du CNRS.

Les patients vont-ils profiter de ces technologies émergentes ?

Dr L. A. : Oui, bien sûr. On ne va pas laisser mourir les malades français. Nous allons importer de l’IA. Nous utilisons bien des micro-processeurs étrangers et nos applications smartphone sont “made in Californie”. La médecine française sera, elle, “made in Gafa” dans 15 ou 20 ans. Une question se posera alors : quel contrôle éthique garde-t-on sur des technologies que l’on ne contrôle plus du tout ?

Concrètement, que changera l’IA dans l’exercice de la médecine ?

Dr L. A. : Les médecins ne sont pas formés à la gestion de la data qui rendra leur exercice très compliqué. L’IA progresse très vite dans certaines spécialités. Elle fera bientôt mieux que les grands patrons de radiologie. En revanche, le généraliste, de par sa transversalité, demeure le praticien le plus complémentaire de l’IA et donc le moins mis en danger. Avec l’intelligence artificielle, le métier de généraliste survivra, sans doute pas les spécialistes.

Comment se préparer à cette révolution ?

Dr L. A. : Il faudra moins de médecins, des praticiens mieux formés et plus de paramédicaux. Aujourd’hui, le niveau de formation des généralistes est trop bas, parce qu’on les paye comme des femmes de ménage. Alors que l’IA en santé leur demandera des aptitudes de polytechnicien. La France aura besoin de “supers généralistes” en mesure de manager des outils d’intelligence artificielle mais aussi des paramédicaux, des bac+3 formés à l’empathie pour prendre en charge la question sociale, laquelle prend actuellement beaucoup trop de temps aux praticiens. Pour résumer, il faudrait 50 000 médecins coordonnateurs – des “digi-managers” avec des salaires attractifs – et 10 paramédicaux pour chacun d’eux.

En prend-on le chemin ?

Dr L. A. : Personne ne comprend hélas la complexité de ce qui nous attend en médecine. Avec la fin du numerus clausus, nous risquons de former 250 000 praticiens sous-payés et d’un trop faible niveau pour comprendre la médecine de 2040. C’est donc la voie décrite par Kai Fu Lee dans son livre « AI Superpowers : China, Silicon Valley, and the New World Order » qui apparaît hélas la plus probable, en tout cas en France. Son futur médecin, un tiers infirmier, un tiers assistante sociale, un tiers technicien, s’en tient à entériner les décisions des IA.

Morceaux choisis

• En quelques mois, l’IA a dépassé l’homme dans de nombreuses activités médicales.  [...]
• Début 2017, une étude a montré que l’IA de Google analyse mieux une lésion cutanée, et notamment les cancers de la peau, que les meilleurs spécialistes dermatologiques. [...]
• Le 11 juillet 2017, l’institut Rockfeller de New York a montré que l’IA est mille fois plus rapide qu’un généticien de haut vol pour analyser un même problème, concernant un cancer du cerveau. [...]
 L’IA de deuxième génération va rapidement concurrencer les radiologues, mais ne peut lutter contre un médecin généraliste (faute) de mémoire et de transversalité. Cette troisième génération d’IA émerge à peine. [...]
• Capable d’analyser à des vitesses vertigineuses des montagnes de données, l’IA opérera mieux, conduira mieux, analysera un scanner mieux que nous. 

* « La guerre des intelligences », par Laurent Alexandre. éditions Lattes, 250 p., 20,90 €L’essayiste a aussi signé avec Jean-François Copé  « L’IA va-t-elle aussi tuer la démocratie ? ». éditions Lattes, 150 p., 18 €

Propos recueillis par Sabrina Moreau

Source : lequotidiendumedecin.fr