Quand un détenu part à l’hôpital avec les chaînes, « son consentement, certes libre, est-il pour autant éclairé ? Que dire à cette patiente qui hésite à consulter en gynécologie, car il lui est insupportable de savoir que les surveillants regarderont la conisation ? », interroge la Dr Anne Lécu, généraliste à l’unité de consultations et de soins ambulatoires (UCSA) de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis. Bruissements dans l’amphithéâtre bondé du Conservatoire national des arts et métiers, ce 18 janvier, lors du colloque national organisé par l’association Transfaire, en partenariat avec l’Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire (ASPMP) et l’Association des professionnels de santé exerçant en prison (Apsep).
Garantir un consentement libre et éclairé des patients est un défi bien connu de tous les soignants en prison. Sur le papier, sa nécessité est sanctuarisée par la loi du 18 janvier 1994. Ce texte trentenaire confie au ministère de la Santé, donc au droit commun et non plus à l’administration pénitentiaire, la prise en charge sanitaire des personnes détenues. Si la prison leur ôte la liberté d’aller et venir, elle ne doit pas entraver l’exercice de leurs autres droits. De même, la loi Kouchner de 2002 sur le droit des patients réaffirme le sens du soin comme une réponse à la demande du patient, et non comme une modalité de la peine. Une révolution qui consacre l’indépendance de la médecine.
L’ambivalence et la transgression de la médecine
Encore plus qu’ailleurs, le consentement aux soins en prison est ce qui prémunit la médecine contre le risque de devenir « tortionnaire », explique la Dr Anne Lécu. Car c’est derrière les barreaux, où le corps du patient est contraint, que ce risque touche à son paroxysme. La philosophe s’inscrit dans les pas de Paul Ricœur dont elle cite la préface à un rapport d’Amnesty International publié en 1990. « La profession médicale est en tant que telle une profession à risques, dans la mesure où la mise en œuvre du serment d’Hippocrate, qui voue le médecin et le personnel médical aux seuls soins de la vie et de la santé du patient, passe nécessairement et légitimement par des techniques objectivantes, lesquelles confèrent aux professions de santé un pouvoir sur le corps d’autrui paradoxalement dérivé du souci même de faire vivre et soigner. »
« La médecine est ambivalente et transgressive. Elle porte en elle un risque éthique, lié au pouvoir qu’elle a sur le corps d’autrui », commente la Dr Lécu. Et d’illustrer cela en prenant l’exemple d’une piqûre : hors cadre médical, le geste a tout d’une agression.
La médecine porte en elle un risque éthique, lié au pouvoir qu’elle a sur le corps d’autrui
Dr Anne Lécu, généraliste
Comment faire alors pour que le consentement garde son sens ? « Lors de l’affaire du sang contaminé, on s’est rendu compte que le don du sang des prisonniers était récompensé par un sandwich », rappelle la Dr Lécu. « La femme atteinte du papillomavirus retournera sûrement à l’hôpital, mais avec un consentement qui fait mal et abîme », poursuit-elle. Ou comment croire que la démarche de consulter un médecin est libre lorsque plane l’espoir d’une remise de peine pour maladie ?
Sans nier les difficultés, la médecin ne se résigne pas, ni n’abdique. « Le consentement ne peut se faire qu’au cœur d’une relation singulière. “Ce n’est pas l’Homme que guérit le médecin, sinon par accident, mais Kallias ou Socrate”, disait Aristote. » Il y a là un point de friction avec l’administration pénitentiaire qui rapporte l’individu à un groupe à risque. Mais des outils existent pour faire respecter cette singularité de la relation de soin, défend-elle : le secret professionnel des soignants, l’indépendance professionnelle et la non-discrimination - inscrites respectivement à l’article 5 et 7 du code de déontologie médicale -, le refus d’être l’expert judiciaire et le médecin traitant d’un même patient. « Il nous faut aussi de la créativité, de la ruse, la métis, comme disent les Grecs, pour préserver nos patients », ajoute la Dr Lécu.
De la nécessité de comprendre
Le consentement n’est pas seulement celui des patients, argumente ensuite la Dr Lécu. Il est aussi celui des soignants qui acceptent de travailler dans ces conditions. Est-ce capituler ? « Non, tant que le monde est le théâtre possible de la liberté, malgré les apparences » répond-elle, avec les mots de Ricœur. Et de suggérer plutôt « une active adoption de la nécessité ». « Travailler en prison, c’est l’inverse de la capitulation, c’est consentir au réel – pour le changer, aux collègues, au blocage des tutelles, à l’administration, à l’ambivalence des patients », déplie-t-elle. Tout ça pour ne pas abandonner l’autre à la mort, ce qui est la vocation médicale de l’homme, ponctue-t-elle dans un élan lévinassien.
Consentir suppose comprendre. Cette quête de sens anime tous les professionnels du soin qui exercent en prison, au-delà de la dimension technique et pragmatique de leur art. D’où la présence de deux regards extérieurs, lors du colloque, pour mettre des mots sur ce qui se passe à l’intérieur : celui du Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) et de l’anthropologue. Leurs diagnostics se rejoignent : malgré les efforts des personnels, il y a loin du principe d’un égal accès aux droits et aux soins entre milieu libre et fermé, à la réalité.
Travailler en prison, c’est l’inverse de la capitulation, c’est consentir au réel, pour le changer
Dr Anne Lécu, généraliste
Le secrétaire général du CGLPL André Ferragne observe que les difficultés pratiques engendrées par les contraintes sécuritaires l’emportent sur le règlement censé assurer l’accès aux soins. « Se soigner, c’est faire un courrier à l’unité sanitaire, puis faire un mouvement jusqu’à la porte de l’infirmerie : rien n’est moins simple, quand les agents sont en sous-effectifs ou que cela entre en balance avec un parloir, une promenade, un travail », décrit-il. Le libre choix du médecin n’existe pas en prison. Organiser une extraction vers l’hôpital se heurte au manque d’escortes et à des conditions dissuasives : l’établissement de santé ne permet pas de recevoir le service d’insertion et de probation (SPIP), le patient sous main de justice peut être placé à l’isolement, la confidentialité est malmenée… « La déontologie médicale est parfois mise en échec par des exigences de sécurité : quand les extractions sont contingentées, comment faire le tri entre un cancéreux nécessitant une radiothérapie ou un cardiaque ? », interroge André Ferragne.
La prison comme miroir de notre société
Sans nier l’existence de soins (il y a un examen systématique à l’entrée en prison, rappelle-t-il, et des interventions spécifiques – prévention du suicide, addiction…), le responsable plaide pour une égalité d’accès non pas arithmétique, mais adaptée à la morbidité des patients.
Peut-on encore soigner, en milieu libre comme derrière les barreaux ?
Dr Marc Fedele, psychiatre
Le professeur au collège de France Didier Fassin, qui a étudié comme anthropologue le fonctionnement d’une maison d’arrêt francilienne entre 2009 et 2013, se montre, lui, pessimiste : c’est par principe que la prison française n’est pas compatible avec les principes de dignité et d’égalité, analyse-t-il. En cause, la surpopulation carcérale. Au 1er janvier 2024, le ministère de la Justice recense 75 897 personnes incarcérées pour 61 767 places ; un record, avec une densité carcérale de près de 123 %, voire de plus de 200 % dans certaines maisons d’arrêt. Les conditions carcérales contribuent à dégrader la santé et à nier le sens de la peine (a fortiori quand elle est de courte durée). « Il ne s’agit plus d’amender ou de réinsérer, mais de sanctionner par la privation », et cela touche toutes les sphères de la vie, professionnelles, sociales, familiales, déplore Didier Fassin. La sursuicidalité s’explique alors « par la prison, pour ce qu’elle est, représente et autorise comme violence institutionnelle, déclare-t-il. Et cette violence n’épargne pas les soignants. »
Il ne suffirait donc pas d’améliorer les conditions carcérales pour soigner le soin et ainsi donner corps à l’objectif de la loi de 1994. C’est le rôle que la société confère à la prison - rebus des échecs de l’école, des soins psychiatriques, du monde du travail - qu’il faudrait questionner, en suivant l’analyse de Didier Fassin. Pour le psychiatre Marc Fedele, vice-président de l’ASPMP, la prison va jusqu’à interroger la société dans son rapport au soin. « Je me méfie de la phrase toute faite : “La spécificité du travail en prison tient au lieu”. La question aujourd’hui c’est : peut-on encore soigner tout court ? », interroge-t-il. En milieu libre comme derrière les barreaux, le registre du soin est menacé, considère-t-il, par le triomphe des normes et des logiques de contrôle.
Un livre pour dépasser murs et préjugés
Pourquoi offrir des soins de qualité à des délinquants ? Qui sont les soignants en prison ? Quels sont les problèmes de santé rencontrés par leurs patients ? Comment prendre en charge les addictions ? En 10 questions, ce livre de l’Association des professionnels de santé en prison (Apsep), coordonné par la Dr Béatrice Carton, médecin dans les prisons de Bois-d’Arcy et de Versailles, et la Dr Anne Lécu, médecin à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, lève le voile sur un mode d’exercice méconnu et déconstruit les préjugés. « Nos patients ne sont pas d’abord dangereux, mais vulnérables, pas d’abord “fous”, mais angoissés, malades, délaissés souvent », lit-on. Il est surtout un plaidoyer pour faire vivre la loi de 1994, grâce à laquelle « la situation sanitaire en prison s’est améliorée », écrit en préface Philippe Claudel, écrivain, professeur en prison. « Certes, il reste encore beaucoup à faire, mais l’énergie et l’engagement des soignants pour qu’une personne incarcérée – et ce peut être un jour vous ou moi – puisse bénéficier de la même attention et des mêmes soins qu’au-dehors doivent être connus, loués, et confortés », considère-t-il.
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