Dr Ghassan Abu Sitta : « J’ai dû amputer des enfants sans anesthésie ni antalgiques »

Publié le 10/01/2024
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Après 43 jours passés dans la bande de Gaza, le Dr Ghassan Abu Sitta, spécialiste de la reconstruction faciale et membre des équipes de Médecin sans frontières, a lancé en décembre une initiative pour prendre en charge les enfants de Gaza dans les hôpitaux de la capitale libanaise.

Crédit photo : DR

LE QUOTIDIEN : Vous êtes spécialiste de médecine de guerre. Vous êtes intervenu au Soudan, au Yémen ou en Irak… En quoi, cette guerre est-elle différente ?

Dr GHASSSAN ABU SITTA : En 30 ans de carrière, je n’ai jamais rien vu de comparable du point de vue de l’intensité des destructions, du nombre de morts. L’ampleur est complètement différente : pour donner une image, disons que mes expériences passées m’avaient fait me confronter aux conséquences d’inondations, quand ce que j’ai vécu à Gaza relevait d’un tsunami. Avant le 7 octobre, la capacité d’accueil hospitalière de Gaza était de 2 500 lits environ. Dès le 5e jour des bombardements israéliens, les hôpitaux ont été submergés. Au début, nous recevions des blessés extraits des bâtiments effondrés. Ensuite, des victimes de bombes incendiaires : à l’hôpital Al-Shifa, principal établissement de Gaza, nous comptions plus de 150 brûlés à plus de 50 %. Puis on a soigné des lésions liées à l’emploi des bombes au phosphore et des blessures causées par les missiles à fragmentation qui entraînent de multiples amputations. Enfin, à la fin de mon séjour, les hôpitaux ont accueilli des victimes par balle des drones de combat.

Vous opériez à l’hôpital Baptiste à Gaza Ville le soir du 17 octobre, quand une explosion meurtrière est survenue dans sa cour, entraînant des dizaines de morts. Aucun bilan officiel n’existe à ce jour. Qu’avez-vous constaté ?

Al-Shifa et Al-Ahli (autre nom de l’hôpital Baptiste, NDLR) travaillaient en tandem afin de prendre en charge le maximum de patients. Je venais d’y finir une opération. Je m'apprêtais à en débuter une autre quand j’ai entendu un bruit strident suivi d’une explosion. Le plafond de la salle d’opération s’est effondré. Lorsque je suis sorti sur le parvis, où beaucoup de familles déplacées étaient réfugiées, tout était en feu.  Énormément de corps jonchaient le sol. J’ai rejoint Al-Shifa pour opérer l’une des victimes : un homme avec un éclat d’obus fiché dans son cou. Ma dernière vision, alors que l’ambulance avec mon patient quittait l’hôpital Al-Ahli pour rejoindre Al-Shifa à environ un quart d’heure de route, est le bras sectionné d’un enfant qui gisait à terre.

Dans quelle situation se situe le secteur hospitalier de Gaza aujourd’hui ?

La situation ne cesse de se détériorer. Des gens qui auraient pu être sauvés meurent chaque jour. Un de mes collègues d’Al-Shifa m’a dit avoir une liste de 450 patients à opérer en attente. Dès le 41e jour de la guerre, nous avons manqué de produits anesthésiants. Faute de désinfectant, on a imaginé un cocktail à base de vinaigre et de liquide vaisselle pour nettoyer les plaies… Comme médecin, c’est un sentiment terrible : j’ai fait souffrir des patients, notamment des enfants que j’ai amputés sans anesthésie ni antidouleurs pour leur convalescence.

Vous lancez une initiative pour permettre aux enfants de Gaza les plus gravement touchés d’être soignés dans la capitale libanaise, pouvez-vous nous en parler ?

Il s’agit de créer un pont médical entre Gaza et Beyrouth pour les plus jeunes victimes de la guerre.  L’Unicef estime qu’au moins 90 000 enfants ont été blessés, dont 1 000 amputés à Gaza. D’autres suivront. Il faut savoir qu’un enfant amputé a besoin de 9 à 12 interventions avant l’âge adulte et qu’il changera de prothèse tout au long de sa croissance. Même si la guerre cesse aujourd’hui, même si on réhabilite en urgence certaines structures et qu’on augmente leurs capacités, les blessures les plus complexes ne peuvent pas être traitées à Gaza. Or, Beyrouth est l’un des centres les plus performants en chirurgie reconstructive et blessures de guerre. Notre appel aux dons – nous avons besoin de financement pour les faire venir - reçoit de bons échos et les autorités libanaises nous soutiennent. Seules la question de leur exfiltration hors de Gaza ainsi que celle de leur rapatriement restent encore non résolues.

Biographie

Le Dr Ghassan Abu Sitta, palestinien d’origine de nationalité britannique, a fait ses études de médecine à l’Université de Glasgow (Écosse).

À la fin des années 1980, il séjourne pour la première fois à Gaza dans le cadre d’un programme d’échange permettant d’explorer les systèmes de santé dans différents pays du monde. Il y retournera régulièrement pour former les équipes sur place ou pour des missions humanitaires.

En 2007, il rejoint le système public de santé britannique à Londres.

En 2011, le Centre médical de l’Université américaine de Beyrouth (AUBMC) le recrute. Il en dirige rapidement le département de chirurgie plastique.

En 2020, il quitte le Liban en pleine crise économique. À Londres, où il se réinstalle, il travaille dans le privé mais assure des missions humanitaires, notamment au Moyen-Orient.

Le 9 octobre 2023, l’équipe de Médecins sans frontières, dont il fait partie, est l’une des dernières à entrer à Gaza. Il y reste 43 jours, jusqu’à ce que l’absence de fournitures ne lui permette plus d’opérer.

Pour en savoir plus sur l’initiative du Dr Ghassan Abu Sitta : www.gaschildrensfund.org

Propos recueillis par Muriel Rozelier

Source : lequotidiendumedecin.fr