Le silence est surprenant dans cette ambulance qui file sur les routes de l’oblast de Soumy, à l'est de l’Ukraine. Certains patients ont le nez dans leur portable, d’autres somnolent et l’un d’entre eux est même en train de ronfler. Pourtant, Oleh a été amputé d’un bras il y a quelques jours seulement, Volodymyr* ne peut pas se déplacer sans son cathéter. Andriy* ajuste parfois sa couverture, révélant la broche qui maintient son bassin, explosé en morceaux. « Ils ont tous reçu des doses importantes d'antalgiques », explique à voix basse le Dr Kiril Perebyjnis pour expliquer le calme apparent.
Éclats d’obus, membres amputés, organes pulvérisés : la plupart des “passagers” du jour souffrent de blessures trop graves pour être soignées sur place. Alors ce matin, ils sont sept à être précautionneusement sanglés sur des brancards : « nous pouvons accueillir huit personnes allongées et quatre autres si elles peuvent s'asseoir. Les patients sont tous stabilisés et peuvent être transportés, même si l’un d’entre eux m’inquiète. Hier, il semblait aller mieux, mais désormais, ses indicateurs sont préoccupants », précise le Dr Perebyjnis, en désignant un soldat gravement atteint, amputé de son bras droit et dont un rein a été pulvérisé par une mine. Le médecin se lève régulièrement pour vérifier les niveaux d'oxygène, vider une sonde urinaire ou administrer des antalgiques à haute dose pour calmer des douleurs insupportables. Certains sont aussi couverts de Zelenka, cette solution désinfectante qui donne aux blessures cette couleur bleu-vert si caractéristique.
Stabiliser les blessés à quelques kilomètres de la ligne de front
L’hôpital de Soumy, où ont été soignées les victimes pendant deux à trois jours, n’est qu’à une vingtaine de kilomètres de la frontière. Cet été, l’Ukraine a lancé une offensive surprise dans la région, conquérant une centaine de kilomètres carrés dans l’oblast de Koursk, en Russie. L’offensive a entraîné de nombreuses pertes, mais aucun chiffre n’a été communiqué. « Je suis frappé par le nombre de blessés que nous avons. Par l'ampleur des vies que cette guerre a détruites, par le nombre de personnes qu'elle a estropiées », souffle Kiril, qui parvient à sourire. « En ce moment, il y a eu une légère baisse de travail. Avant, on évacuait tout un char de blessés en une demi-journée. Maintenant, même le commandant dit qu’on ne travaille pas assez ! »
J’avais envie de prendre part à notre victoire
La procédure est toujours la même : les victimes sont récupérées sur le champ de bataille. Elles sont ensuite emmenées dans un point de stabilisation, à quelques kilomètres de la ligne de front. « Sur un bureau ou une table de cuisine, les soignants découpent les uniformes pour accéder aux blessures, et juste à côté il y a des gars qui sont déjà dans des sacs mortuaires », se remémore Kiril Perebyjnis. À 25 ans, le jeune ukrainien était médecin urgentiste à Kyiv avant de rejoindre la garde nationale en juillet dernier. « Je ne me sentais pas inutile, après tout je soignais régulièrement des blessures liées aux bombardements russes. Mais j’avais envie de prendre part à notre victoire », explique-t-il. Il est maintenant responsable de l’ambulance d'évacuation.
Stationnée chaque soir dans un endroit secret dans la ville pour éviter d'être détruite par des drones russes, l’ambulance - de couleur kaki avec une grande croix rouge sur les flancs - prend la direction plusieurs fois par semaine d’une gare où l’attend un train médicalisé. L’emplacement de la gare de destination, à plus d’une centaine de kilomètres, est également gardé confidentiel. Sur place, il faut faire vite, pour éviter les attroupements qui pourraient paraître suspects à l’ennemi. Les patients sont ensuite triés en fonction de leur état de gravité et répartis dans les hôpitaux de Kyiv.
Déplacer les blessés malgré le mauvais état des routes
Il faut conduire de manière prudente pour éviter d’infliger des chocs aux corps meurtris. « Nos routes ukrainiennes ne sont pas toujours idéales », grince Kiril. Par la fenêtre du véhicule, les villages défilent, maisons aux toits de tôle, quelques troupeaux d’oies au bord de routes et des couleurs d’automnes - jaune et orange flamboyants - qui pourraient donner un air idyllique au voyage. Si ce n’était le pistolet, accroché à la cuisse du chauffeur, soldat lui aussi. « La sécurité d’abord ! », plaisante le jeune médecin, qui explique : « nous ne pouvons pas nous arrêter, même pour prendre de l’essence, à n’importe quel moment nous pourrions être pris pour cible ». Il désigne du menton une maison détruite, dans laquelle les forces russes s'étaient installées et tiraient sur n’importe quel véhicule qui passait.
Arrivé à destination, l’ambulance est vidée. Andriy, le soldat au bassin explosé, réclame une cigarette. Son brancard est posé à même le sol, entouré par une petite dizaine de soignants. Une alerte aérienne retentit. Des drones russes tournent dans les parages. Il prend quelques dernières bouffées avant d’être transporté et de disparaître dans un des wagons. Il faudra environ cinq heures pour atteindre Kyiv.
*Les prénoms ont été changés
54 % des médecins femmes ont été victimes de violences sexistes et sexuelles, selon une enquête de l’Ordre
Installation : quand un cabinet éphémère séduit les jeunes praticiens
À l’AP-HM, dans l’attente du procès d’un psychiatre accusé de viols
Le texte sur la fin de vie examiné à l'Assemblée à partir de fin janvier