Les indemnités journalières (IJ) pèsent de plus en plus lourd dans le budget de la Sécu et le poste est sous étroite surveillance. De l’aveu du directeur général de la Cnam, Thomas Fatôme, les dépenses d’arrêts de travail flambent en 2024, en progression de plus d’un milliard d’euros (+ 8,5 % au premier semestre). Autre chiffre édifiant : entre 2015 et 2023 – hors Covid –, les dépenses d’IJ sont passées de 10,4 à 15,8 milliards d’euros et pourraient dépasser 17 milliards en fin d’année. De quoi déclencher le signal d’alarme.
Certes, des mesures d’économies – côté assurés et médecins – ont porté leurs fruits l’an passé : en 2023, 150 millions d’euros ont été épargnés grâce à des actions ciblées sur les prescripteurs et 40 millions grâce au contrôle des assurés. Des dispositions sur l’absentéisme en entreprise ont permis d’économiser 35 millions et la lutte contre la fraude aux IJ a procuré cinq millions. Mais la Cnam a décidé de changer de braquet. D’ici à décembre, 7 000 généralistes ayant des niveaux de prescription « assez élevés » seront contactés pour échanger sur leurs prescriptions d’IJ lors « d’entretiens confraternels » avec un médecin-conseil. Une façon de diriger le projecteur sur la profession, même si la Cnam se défend de toute logique punitive puisqu’elle ne reconduira pas (pour l’instant) les mises sous objectifs (MSO) et la mise sous accord préalable (MSAP).
Une croissance en partie inexpliquée
Quid, alors, des raisons profondes de la dynamique des dépenses d’IJ ? La Cnam a fourni des explications lors d’un point presse début septembre, mais sans apporter toutes les réponses. Entre 2019 et 2023, la croissance du poste s’expliquerait mécaniquement pour 39 % par un « effet prix » (hausse du Smic, du salaire moyen, inflation), pour 19 % par des facteurs démographiques (évolution de la population active, vieillissement) mais aussi, pour 42 %, par un mystérieux « effet taux de recours et durée ».
C’est cet angle mort qui préoccupe l’Assurance-maladie. Ainsi, ces quatre dernières années (et encore davantage en 2024), les assurés s’arrêtent en moyenne plus longtemps et plus souvent que lors de la décennie 2010-2019. « Pourquoi, à un même âge donné, a-t-on aujourd’hui un recours plus important aux arrêts de travail ? », a jeté le DG de la Cnam devant la presse, évoquant d’autres facteurs à examiner, dont l’état de la santé d’une partie de la population, des pathologies plus lourdes, la souffrance au travail, mais aussi les abus et fraudes éventuels. Ces 42 % « que l’on ne sait pas bien expliquer » (taux de recours, durée des arrêts) représentent 400 millions d’euros de dépenses supplémentaires, « ce qui est conséquent », a-t-il recadré.
Des patientèles variables
Face à l’inquiétude des médecins « ciblés » par les entretiens confraternels, le Dr Bertrand Legrand, secrétaire général de la CSMF Hauts-de-France, entend calmer le jeu. Dans un courrier, il invite ses confrères à « rester sereins », précise que ces entretiens « ne sont ni des contrôles formels, ni une obligation légale » mais bien « des échanges informels » permettant d’examiner les pratiques. « Il est essentiel de ne pas vivre ces entretiens comme une remise en cause de votre compétence ou de votre autonomie », souligne-t-il, tout en admettant que cette procédure peut être perçue « comme une pression ». « Si votre caisse vous propose un tel entretien, elle ne cherche pas nécessairement à vous coincer, vous pouvez parfaitement entendre leurs observations et présenter les caractéristiques spécifiques de votre patientèle », assure-t-il. Mais, en pratique, le dialogue peut se révéler âpre, certains médecins ayant confié le sentiment désagréable d’être mis sur le banc des accusés.
En réalité, la hausse des IJ est souvent multifactorielle, ce qui complique l’analyse. Selon Pascale Lengagne, économiste à l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes), qui étudie les liens entre santé et travail, « il ne faut pas qualifier d’emblée de “surprescripteurs” les médecins qui ont un volume de prescriptions différent de la norme, mais plutôt diligenter des vérifications. Les variations dans les moyennes départementales entre praticiens sont normales, en fonction des patientèles plus ou moins malades ou âgées ». Selon cette experte, la stratégie de ciblage de la Cnam peut comporter des risques : « Les médecins pourraient être gênés dans leur prescription, entraînant une détérioration de la santé des salariés, qui perdraient des jours d’arrêts dont ils ont besoin. »
Il ne faut pas qualifier d’emblée de surprescripteurs les médecins qui ont un volume de prescriptions différent de la norme
Pascale Lengagne, économiste à l’Irdes
Mal-être « général » chez les Français
La dégradation récente de la santé mentale des Français est un puissant facteur explicatif : en 2022, la pathologie qui a mobilisé le plus grand nombre de journées d’arrêts de travail est le syndrome dépressif, selon des chiffres de la Cnam. Les troubles anxiodépressifs mineurs se situent en quatrième position. Associées, ces deux pathologies ont représenté 20,5 % des arrêts prescrits et 38 millions de journées d’arrêt pour 1,4 milliard d’euros. Des études ont documenté l’impact direct du Covid sur la croissance des risques psychosociaux.
Président de l’association d’usagers France Assos santé, Gérard Raymond constate « un mal-être général dans la population », principalement lié à une dégradation des conditions de travail des salariés. Faut-il y voir un signe ? Dans un arrêt de mai 2024, le Conseil d’État a reconnu pour la première fois qu'un généraliste qui diagnostique un burn-out peut prescrire un arrêt pour ce motif, sans crainte d'une plainte de l'employeur de son patient ni d'être sanctionné sur le plan disciplinaire. De son côté, la Cnam ciblera un millier d’entreprises à fort absentéisme pour vérifier si elles ne créent pas les conditions de ces arrêts répétés. « C’est le travail qui est malade », a résumé pour sa part Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT, il y a quelques jours sur France Inter. Ex-président de MG France, le Dr Jacques Battistoni défend dans la même veine que « l’arrêt est souvent une nécessité pour le salarié, notamment quand il est pris dans un conflit professionnel. L’extraire du milieu du travail quelque temps lui permet d’y voir plus clair. »
Des abus difficiles à isoler
La question des abus des assurés est malgré tout sur la table. Depuis le 27 février, la durée maximale d’un arrêt prescrit lors d’une téléconsultation est limitée à trois jours lorsque le prescripteur n’est ni le médecin traitant du patient, ni la sage-femme référente lors d'une grossesse. Une manne financière ? A priori, non, car ces consultations à distance ne représenteraient que 3 à 4 % des prescriptions d’arrêts.
Dans le cadre de sa stratégie de contrôles, la Cnam a aussi annoncé qu’elle contacterait tous les assurés en arrêt de travail de plus de 18 mois, soit 30 000 à 40 000 personnes, pour vérifier si l’arrêt est encore justifié. Mais concernant les abus des patients, statistiquement, « il est très difficile de les isoler », corrige Pascale Lengagne (Irdes), qui pointe le risque d’analyses « grossières » de l’Assurance-maladie en l’absence de données sur la santé. Selon l’économiste, le sujet des IJ en questionne d’autres : retraite, chômage, invalidité…
Situations cocasses
Il n’empêche, l’Assurance-maladie assume sa stratégie proactive de ciblage renforcé, entre pédagogie et fermeté. En 2023, quelque 260 000 assurés ont été convoqués et dans près de 30 % des cas, l’arrêt a été jugé injustifié. À une échelle territoriale, le détective privé breton Jean-Claude Le Badézet traite des affaires liées aux IJ chaque mois, missionné par des employeurs. « Dans 80 voire 90 % des cas, les arrêts sont abusifs ! », assure-t-il. Avec des situations cocasses : un employé arrêté pour des douleurs aux cervicales surpris en train de participer à un tournoi de billard ; une poissonnière en arrêt pour mal de dos retrouvée sur une planche de surf… Selon lui demeure la question des prescripteurs « complaisants, toujours les mêmes ». « Je pallie les carences de l’État pour des employeurs démunis face au peu d’action des caisses primaires », lâche-t-il.
La Cnam précise au Quotidien qu’il est plus judicieux et efficace pour elle de convoquer les assurés dans les caisses primaires plutôt que de réaliser des contrôles chronophages à domicile. « Nous faisons aussi avec les ressources et les moyens que nous avons », explique-t-on. Quelles que soient ses causes, la dynamique des dépenses d’arrêts de travail sera inévitablement un des sujets chauds sur le bureau du nouveau ministre de la Santé.
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