LE QUOTIDIEN : L’UFC-Que choisir poursuit l’État pour inaction contre la pénurie médicale et a saisi le Conseil d’État. Ce recours est-il légitime, selon vous ?
EMMANUEL VIGNERON : L’UFC-Que choisir veut secouer le système. Il y a une part de buzz dans sa démarche mais le sujet est sérieux et son interpellation est tout à fait légitime. Que peut-on reprocher au gouvernement et à l’actuel ministre de la Santé ? Les inégalités d’accès aux soins s’aggravent, et ce dans tous les domaines de la santé. La désertification médicale frappe de plein fouet la France rurale. L’hôpital s’est éloigné, avec des transports difficilement accessibles. La désertification concerne aussi l’offre de soins psychiatriques. Les adolescents de la campagne rencontrent de très grandes difficultés pour avoir accès à un centre médico-psychologique (CMP). En milieu rural, on observe aussi une surmortalité des personnes âgées par suicide, ces seniors n’ayant pas facilement recours à un psychiatre.
Vous avez mené pour l’Association des maires ruraux de France (AMRF) plusieurs études qui ont démontré une moindre espérance de vie ou encore une moindre consommation de soins hospitaliers dans les campagnes. La responsabilité de l’État est-elle directement engagée ?
Cela fait trente ans que je décris les inégalités de santé à travers la France. L’État a le devoir d’assurer que la Nation permette à tous d’accéder aux soins. Cette mission est inscrite dans le préambule de la Constitution. Or l’accès aux soins se dégrade depuis plusieurs années. L’État n’a pas tout fait pour améliorer la situation. Aurélien Rousseau se dit énervé que l’UFC-Que Choisir lui tombe dessus aujourd’hui. Si l’on reprend les discours des ministres en matière de déserts médicaux, d’accès à l’hôpital ou à la psychiatrie, tous les gouvernements disent en substance la même chose : « On a un plan, ça va aller mieux, ne vous inquiétez pas… » Mais ce qui est mis en place relève de la rustine, qu’il s’agisse à l’hôpital des communautés hospitalières de territoire (CHT) en 2009, puis des GHT en 2016, ou même des collaborations public-privé par l’ordonnance Mattei de 2003… Citons, en ville, des CPTS de Marisol Touraine qui devaient tout révolutionner… Ces réformes sont de bonnes idées mais elles ont rencontré peu de succès.
Comment expliquez-vous l’absence de résultats des pouvoirs publics ?
Déjà, les mesures incitatives, comme les primes à l’installation, ne fonctionnent pas. Et puis, pour toutes les réformes menées, il n’y a jamais d’évaluation. La commission créée en 2016 pour étudier les refus de soins a été présentée par Marisol Touraine comme un instrument incomparable. Elle est tombée aux oubliettes (le Conseil national de l'Ordre des médecins a rendu trois rapports, en 2018, 2020, 2023, NDLR). L’observatoire des GHT a disparu. Pourquoi ne trouve-t-on pas de solutions plus radicales ? Les ministres lancent des idées qui leur permettent d’exister. C’est le buzz permanent mais ils mènent peu de réformes en profondeur, qui permettraient de changer vraiment les choses.
Les gouvernements successifs sont-ils dans l’erreur en préservant la liberté d’installation des médecins ?
Non. Je suis pour la liberté d’installation. L’argument selon lequel les médecins devraient rembourser leurs études financées par l’État en s’installant où on le leur demande ne tient pas. D’autant qu’ils ont déjà remboursé largement leur dette pendant l’internat.
Six millions de Français sont sans médecin traitant et il manque près de 15 000 praticiens hospitaliers (30 % de postes vacants). A-t-on mal exploité le numerus clausus ?
Oui, on peut le dire. Lorsque le numerus clausus a été mis en place en 1972, on a voulu verrouiller le nombre de postes, non pas tant en raison des problèmes de démographie à venir qu’en raison d’impératifs budgétaires. Le numerus clausus a été utilisé comme un instrument de régulation sans se soucier de ses effets à long terme. Alors qu’il était à son niveau le plus bas au milieu des années 1990, il a été remonté trop tardivement et trop timidement. Des paramètres démographiques comme le vieillissement et l’augmentation de la population n’ont pas été suffisamment intégrés.
Vous êtes historien de la santé, la France a-t-elle déjà connu pareille crise démographique ?
C’est difficile à dire. J’ai trouvé un numéro du Concours médical daté de 1900. La revue avait lancé un concours intitulé « comment lutter contre la pléthore médicale ? ». En 1900, la France comptait pourtant seulement 10 000 médecins pour 40 millions d’habitants. En 2000, elle avait 200 000 médecins (pour 61 millions d’habitants, NDLR). Il est très compliqué de comparer les situations. En 1900, seule la population bourgeoise avait recours aux médecins. Pour le bon peuple, faire venir le médecin à la maison était rarissime. Après la création de la Sécurité sociale dans l’après-Seconde Guerre mondiale, la France a bâti un système de santé qui a eu vocation à assurer l’accès aux soins à tous. C’est cette promesse de solidarité nationale de la Sécu qu’organise l’État. Malgré cette promesse et ces plus de 200 000 médecins, la situation se dégrade année après année.
Les urgences saturent, les hôpitaux ferment des lits et des services… L’État a-t-il trop serré la vis aux hôpitaux ?
Oui, si l’on se réfère à notre projet de société. Mais peut-on réellement dire que l’État a trop serré la vis par rapport au système hospitalier américain par exemple ? Certains pensent que l’hôpital et la santé dans son ensemble coûtent trop cher. Nous sommes dans une sorte de conflit de valeurs. Avec d’un côté une idéologie néolibérale selon laquelle il revient à chacun d’assurer sa subsistance et de trouver par l’assurance les moyens de satisfaire ses besoins de santé, et de l’autre une idéologie qui est celle de la France, héritée du grand mouvement de réforme socialisant du XXe siècle, en Europe, au lendemain de la Seconde Guerre. La France est attachée à ces valeurs sociales et l’article 1 de la Constitution stipule noir sur blanc que notre pays est une république sociale.
C’est toujours le cas aujourd’hui ?
Dans l’esprit, oui, et il faut souhaiter que cela le reste. C’est un modèle hérité de 100 ans d’organisation sociale. Les médecins restent, eux, attachés aux valeurs du serment d’Hippocrate qui invite à soigner tous les patients, quels que soient leurs moyens. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle une immense majorité de médecins continuent de trouver un intérêt au conventionnement.
Le métier de médecin attire moins que par le passé. Comment expliquez-vous cette perte d’attractivité ?
Les raisons sont multifactorielles. Il y a bien évidemment un problème de rémunération. Les médecins généralistes sont restés par exemple pendant six ans à 23 euros puis pendant six ans à 25 euros. Pendant ce temps-là, leurs charges ont augmenté. Comment faire une réforme de fond du système de santé en s’attachant la participation des médecins à cette réforme ? Et comment faire pour que les médecins hospitaliers se sentent également engagés ? Pour rénover un système de santé, il faut investir.
Faute de médecins, on voit apparaître de nouveaux métiers (IPA, assistants médicaux…) et les délégations de tâches sont de plus en plus nombreuses. Avec le risque de fragiliser le statut du médecin. Est-ce un passage obligé pour mieux soigner les Français ?
Il faudrait déjà connaître le nombre de médecins dont la France a besoin pour que le système fonctionne bien. On s’apercevrait que ce n’est pas forcément énorme. Les études de médecine devraient être davantage ouvertes pour élargir le profil des médecins. Les nouveaux métiers peuvent être utiles. Beaucoup de nouvelles organisations ont été mises en place avec des acteurs impliqués. On peut citer les infirmières Asalée, par exemple, mais aussi les assistants médicaux. Mais les médecins doivent rester les donneurs d’ordre. Et puis, on commence à prendre la mesure du fait que la santé, ce n’est pas seulement les médicaments. L’inscription du sport santé dans la loi de 2022 est une évolution positive. Cependant, on ne fait pas encore assez d’éducation à la santé et de prévention en France.
L’organisation des soins a beaucoup évolué, d’abord à l’échelon régional avec la création des ARS en 2010, désormais à l’échelle des territoires avec la création de MSP, de CPTS, d’équipes de soins… Ce nouveau pilotage répond-il aux enjeux ?
Ces changements ont toujours du mal à être acceptés par le corps médical. Les libéraux n’ont rien à faire des ARS tandis que les hospitaliers y voient un gendarme. Les CPTS peinent aussi à remporter une pleine adhésion. En 1944, Robert Debré écrivait : « je voudrais que tous les médecins aient un clou pour accrocher leur manteau à l’hôpital local ». À la campagne, les médecins généralistes vont souvent voir leurs malades à l’hôpital. Il est primordial qu’il y ait une plus grande complémentarité entre la ville et l’hôpital.
Les pouvoirs publics misent de plus en plus sur la télémédecine. Est-elle un appui aux médecins ou un handicap ?
Je suis extrêmement sévère avec la télémédecine. Cela fait 30 ans qu’on en attend des merveilles. Finalement, on ne voit pas grand-chose venir. On a assisté à de grandes choses comme l’opération en 2001 d’une patiente opérée à Strasbourg par un robot chirurgical piloté à distance depuis New York par un chirurgien, le Pr Jacques Marescaux. Mais tout le monde n’est pas Marescaux. Et ce genre de prouesse magnifique relève de l’œuvre d’art. Ces événements ne sont pas près d’intégrer des processus industriels. Quant aux cabines de téléconsultation de sociétés privées, elles n’apportent pas grand-chose. On parle maintenant d’espaces de téléconsultation dans les halls de gare… On a depuis quelques années des pianos dans les halls de gare. Cela n’a pas fait progresser la pratique pianistique en France. En revanche, il ne faut pas rejeter toutes les initiatives privées en santé. Certaines entreprises répondent à des sujets d’intérêt général. Doctolib en est un bon exemple, en permettant de trouver un rendez-vous deux jours plus tard près de chez soi. Ce site répond à un besoin, c’est une aide incontestable. Pourquoi n’est-ce pas la puissance publique qui l’a inventé ?
Depuis la crise Covid, la Sécurité sociale a replongé dans le rouge avec un déficit proche de 9 milliards d’euros en 2023, et qui pourrait dépasser les 15 milliards d’euros en 2025… Faut-il revoir le modèle de financement de notre système de protection sociale ?
Le financement du système de santé est aujourd’hui assis sur le travail et sur les cotisations sociales. Est-ce suffisant ? Je ne pense pas. Améliorer la situation passe par une hausse des cotisations. Nous vivons plus vieux, il n’est pas scandaleux d’imaginer cotiser plus pour sa santé, notamment pour financer la prise en charge des maladies chroniques qui gagnent du terrain. Améliorer la situation financière de la Sécu passe aussi par la réduction des dépenses. Il faudrait réduire la consommation de soins inutile ou non pertinente. Cela passe par l’éducation. Est-il utile d’aller consulter un médecin pour un rhume ?
Si vous étiez nommé ministre de la Santé, quelles seraient vos trois premières mesures ?
La question ne se pose pas, bien sûr. Je n’ai bien évidemment pas cette prétention, étant par nature opposé à l’idée d’être le chef. Je crois en revanche à l’intelligence collective. Mais pour répondre sur le fond, je refonderais le système de santé sur la base de ce que sont les problématiques de santé aujourd’hui, qui sont très éloignées de ce qu’elles étaient en 1945. D’abord, je réunirais les principaux acteurs, je les ferais réfléchir aux problèmes du système de santé. Il appartient à l’État de repenser, avec les médecins bien sûr, un service public de santé mentale, de médecine générale et à l’hôpital. Je soutiendrais l’activité médicale par l’augmentation des revenus. Et, enfin, je mettrais l’accent sur le partage. Notre pays est menacé de fragmentation, il y a trop d’écart entre les différentes parties du territoire, entre les beaux quartiers et les banlieues, entre les grandes villes et les campagnes. Je n’aurais nullement un programme révolutionnaire et je serais très modeste dans les annonces ! Ne nous y trompons pas, repenser le système de santé peut être une chance pour notre pays.
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