Addictologie

Sevrage tabagique : une vaste étude suisse confirme l’efficacité de la e-cigarette

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Publié le 15/02/2024
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L’étude contrôlée randomisée de phase 3 la plus large menée jusqu’à présent conclut à l’efficacité à six mois de la cigarette électronique dans le sevrage tabagique. Et ce avec des données de tolérance rassurantes. Pour autant, les freins réglementaires restent forts avant de pouvoir administrer le vapotage sur prescription.

À six mois, le taux d’abstinence continue du tabac depuis la date d’arrêt était de 28,9 % dans le groupe e-cigarette

À six mois, le taux d’abstinence continue du tabac depuis la date d’arrêt était de 28,9 % dans le groupe e-cigarette
Crédit photo : GARO/PHANIE

La cigarette électronique est-elle à un tournant dans la prise en charge du sevrage tabagique ? Une étude menée en Suisse, ouverte randomisée de phase 3 avec l’effectif le plus élevé jusque-là (plus de 1 200 participants fumeurs) confirme que les produits de vapotage avec nicotine sont une aide efficace à l’arrêt du tabac.

« Le grand avantage est d’avoir évalué avec une grande précision les effets indésirables, la rigueur est comparable à celle des études d’enregistrement de médicaments, précise le Dr Ivan Berlin, pharmacologue des addictions à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (AP-HP) et l’un des co-auteurs de l’étude. La tolérance est très rassurante à six mois, il n’y a pas eu davantage d’événements sévères de type décès ou infarctus du myocarde dans le groupe e-cigarette par rapport au contrôle ». Les résultats de cet essai baptisé ESTxEnds sont publiés dans The New England Journal of Medicine. En janvier, une étude plus modeste dans le Jama Internal Medicine avait montré la supériorité du vapotage sur les chewing-gums de nicotine pour le sevrage.

Pour être éligibles à l’étude suisse, les participants fumaient au moins cinq cigarettes depuis douze mois et déclaraient vouloir arrêter. Des conseils à l’arrêt de la cigarette étaient prodigués à l’ensemble des participants ; le groupe intervention recevait gratuitement une cigarette électronique et les liquides, ainsi qu’un traitement optionnel par substitut nicotinique (non pris en charge), le groupe témoin un bon d’achat (environ 50 euros) utilisable pour n’importe quel motif, y compris des substituts nicotiniques.

Pas plus d’événements indésirables sévères à 6 mois

À six mois, le taux d’abstinence continue du tabac (critère principal, validation biochimique) depuis la date d’arrêt était de 28,9 % dans le groupe e-cigarette et de 16,3 % dans le groupe témoin, soit une augmentation des chances de sevrage de 77 %. Le pourcentage de sevrage tabagique dans les 7 jours avant la visite des 6 mois était respectivement de 59,6 % et de 38,5 %, « mais le pourcentage des abstinents de tout produit nicotinique était de 20,1 % dans le groupe intervention et de 33,7 % dans le groupe contrôle », lit-on. Les participants étaient âgés de 38 ans en médiane (28-52 ans), aux trois quarts en activité et la grande majorité (85 %) avait déjà essayé d’arrêter.

Quant à la tolérance, 25 participants (4,0 %) ont présenté un événement indésirable sévère dans le groupe e-cigarette et 31 (5,0 %) dans le groupe témoin ; un décès est survenu dans le groupe contrôle. Dans leur ensemble, les effets indésirables ont été rapportés respectivement par 272 participants (43,7 %) et 229 (36,7 %).

Pour la Dr Sarah Jackson, addictologue à l’University College de Londres, qui n’a pas participé à l’étude : « Ces résultats devraient rassurer les personnes qui veulent arrêter de fumer et les professionnels de santé sur le fait que la e-cigarette est un outil efficace pour le sevrage sans risque substantiel pour la santé », lit-on sur le site Science Media Centre.

Des freins à la prescription médicale

Cet essai est-il de nature à faire bouger les choses ? La cigarette électronique peine à se faire une place dans le sevrage tabagique en milieu médical. Dans un avis de janvier 2021, le Haut Conseil de la santé publique avait estimé que « les preuves sont insuffisantes pour proposer les Seden (système électronique de délivrance de la nicotine, NDLR) comme aides au sevrage tabagique dans la prise en charge des fumeurs par les professionnels de santé ». L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a adopté la même position en décembre 2023, ne recommandant pas, au vu des éléments disponibles, que « les pouvoirs publics autorisent la vente de cigarettes électroniques comme produits de consommation visant un objectif de sevrage ». Soulignant que le tabac est « à l’origine de 75 000 décès chaque année en France », l’Institut national du cancer (Inca) appelle à évaluer la balance bénéfices/risques de ces dispositifs, n’excluant pas que « ces produits utilisés hors système de santé puissent représenter une aide pour certains consommateurs et contribuer ainsi à améliorer leur santé ».

Il existe un dilemme entre produit de consommation grand public et dispositif médical

Dr Ivan Berlin, pharmacologue des addictions

Pour le Dr Ivan Berlin, le problème pour intégrer un tel dispositif dans le soin, et in fine le rembourser, est avant tout réglementaire : « Il existe un dilemme entre produit de consommation grand public et dispositif médical. Les agences sanitaires du monde entier ont appelé à des études d’intervention sur prescription. Mais aucune n’a été menée par les fabricants, qui ne manifestent pas de volonté de déposer de dossier d’enregistrement ». Le spécialiste cite l’exemple de l’Australie, qui, dans le cadre d’une politique zéro tabac, a décidé d’interdire la nicotine en vente libre et de ne l’autoriser que sur prescription médicale.

Évaluer avec rigueur dans les populations particulières

Le pharmacologue plaide pour aller vers un circuit à double entrée : en vente libre dans un « objectif de santé publique pour toucher des millions de fumeurs » et « sur prescription en milieu médical ». Et ce en réglementant pour limiter le produit aux fumeurs, afin que cela ne soit pas une porte d’entrée dans l’addiction : l’interdiction de vente aux mineurs et de certains produits (puffs, sucettes à la nicotine, etc.) pourrait protéger les plus jeunes.

Si les données d’ESTxEnds sont rassurantes, avant d’intégrer la cigarette électronique en milieu médical, il est nécessaire d’évaluer les effets à long terme à grande échelle dans des études de cohortes, convient le Dr Berlin. Mais plus encore le bénéfice/risque versus placebo et/ou produit de référence dans des populations particulières : « Peut-on prescrire la cigarette électronique chez les insuffisants respiratoires fumeurs ? Chez les patients ayant eu un IDM ? Ou encore en prévention secondaire cardiovasculaire ou du cancer pulmonaire ?  ».

« Le médecin peut conseiller mais pas prescrire » , poursuit-il. L’utilisation reste de la responsabilité de l’usager. Des données de tolérance plus précises d’ESTx Ends (dosage de produits toxiques chez les utilisateurs de e-cigarette) seront publiées séparément ainsi que les données de suivi à un et deux ans. Le Dr Berlin espère par ailleurs pouvoir reprendre dans l’année l’étude ECSmoke comparant en double aveugle e-cigarette (avec ou sans nicotine) et varénicline (versus placebo), après une mise sur pause forcée en raison de pénuries du médicament depuis 2021.

Dr Irène Drogou

R. Auer at al., N Engl J Med 2024;390:601-10


Source : Le Quotidien du Médecin