Entretien avec deux oncologues médicaux à l'institut Curie

Drs Sarah Watson et  Alain Livartowski : « L'IA en cancérologie fait avancer la prédiction de la réponse au traitement »

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Publié le 19/03/2021
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La Dr Sarah Watson partage son temps entre son activité d’oncologue médical et de chercheuse à l’institut Curie, où elle a développé un outil d’aide au diagnostic basé sur l’intelligence artificielle (IA), aujourd’hui utilisé en routine à Curie. Le Dr Alain Livartowski est également oncologue médical à l’institut, où il est aussi membre de la direction des datas. Ils font le point sur les avancées de l’IA en cancérologie.

Crédit photo : DR

LE QUOTIDIEN : Comment définiriez-vous l’intelligence artificielle (IA) ?

Dr ALAIN LIVARTOWSKI : La définition n’est pas simple. L’IA, c’est demander à la machine de faire ce que fait habituellement le cerveau humain, c’est-à-dire de la reconnaissance d’images, de texte ou encore de l’analyse de situation. Mais c’est aussi aller au-delà de ce qu’un cerveau humain est capable de faire grâce à la puissance des machines, en analysant des quantités de données considérables. L’IA utilise la puissance de la machine, que l’on entraîne par des données de très grand volume, pour faire ce que le cerveau humain ne pourrait pas faire sans cette puissance de calcul.

Sur quel type de données s’appuie l’IA en cancérologie ?

Dr SARAH WATSON : Le spectre des données est extrêmement vaste. On peut partir des données cliniques, qui constituent déjà un ensemble considérable, pour analyser de nombreux paramètres. Nous utilisons aussi les données anatomopathologiques, radiologiques (scanner, IRM…) et moléculaires issues des nouvelles approches de séquençage nouvelle génération de l’ADN et de l’ARN.

Dr A. L. : L’une des possibilités offertes par l’IA, c’est la multimodalité, c’est-à-dire le fait de pouvoir rassembler toutes les données disponibles, qu’elles soient cliniques, d’imagerie ou génomiques. C’est là que la puissance de calcul est considérable parce que la quantité de données mobilisables est très importante.

Où en est-on des applications cliniques ?

Dr A. L. : Nous sommes au tout début d’une nouvelle ère. La révolution concernant la lecture automatique d’images, d’abord appliquée à la reconnaissance des visages, est survenue entre 2012 et 2015. Et en cancérologie, le plus grand article scientifique portant sur l’IA est paru dans « Nature » en 2016. Il concernait le dépistage des mélanomes cutanés. Aujourd’hui, les algorithmes utilisés sont finalement issus de progrès assez récents, 95 % des projets sont encore en laboratoire. Peu sont passés aux soins courants. C’est ce qui fait la grande originalité de l’outil que la Dr Sarah Watson a développé et qui permet de mieux classer les tumeurs métastatiques d’origine inconnue.

Comment est né ce projet à Curie ?

Dr S. W. : Au sein de mon laboratoire, nous travaillons sur les données de type RNA-Seq, afin de séquencer les milliers de gènes exprimés dans les cancers, en particulier dans les sarcomes. Nous avons cherché à déterminer si cette approche pouvait nous aider au diagnostic des cancers métastatiques d’origine inconnue, c’est-à-dire dont on n’arrive pas à déterminer la tumeur primitive. Ils représentent environ 3 % des cancers diagnostiqués à un stade métastatique, ce qui est relativement important. Généralement, ces patients sont traités par une chimiothérapie à large spectre, mais leur survie globale à un an est de moins de 20 %.

Dans la majorité de ces cas, l’anatomopathologie n’est pas informative, d’où l’idée d’appliquer l’approche RNA-Seq. Celle-ci permet de savoir que tel cancer exprime tel panel de gènes.

Nous avons constitué un dataset de référence avec les données transcriptomiques de plus de 20 000 échantillons provenant de l’institut Curie et de bases publiques internationales, comprenant à la fois des tumeurs et des tissus sains, avec 207 diagnostics différents. Après une étape de normalisation des données, nous avons utilisé une technique de machine learning permettant d’extraire l’information importante et de l’encoder dans un format compréhensible par le cerveau humain. L’IA permet ainsi d’obtenir une cartographie où nous pouvons visualiser les différents types de tissus, chaque point sur la carte correspondant à un prélèvement. La machine a donc appris à reconnaître les différents tissus. Nous avons ensuite utilisé cet outil pour voir si les cancers d’origine inconnue correspondaient à l’une des entités tissulaires connues par la machine.

Quelle est la performance de cette IA ?

Dr S. W. : À partir d’une série de 48 patients ayant un cancer d’origine inconnue, nous avons pu identifier le tissu d’origine dans 80 % des cas, avec un score de confiance très élevé. J’ai ensuite utilisé cet outil en situation réelle sur onze nouveaux patients reçus en consultation. Pour neuf d’entre eux, nous avons pu mettre en place des thérapies spécifiques au lieu de la chimiothérapie à large spectre. Le taux de contrôle de la maladie s’est révélé de 89 % dans cette série de cas, ce qui est énorme quand on sait que le taux de réponse à la chimiothérapie standard dans les cancers d’origine inconnue est plutôt de l’ordre de 20 à 30 %.

Cet outil est-il utilisé en routine ?

Dr S. W. : Cet outil fonctionne effectivement en clinique, les délais étant compatibles avec la prise en charge des patients et les résultats obtenus en une dizaine de jours. Entre 20 et 30 patients en ont bénéficié à l’institut Curie, où, petit à petit, les anapaths se l’approprient. Désormais, nous aimerions exporter l’outil au-delà de Curie pour qu’il soit accessible à toute la communauté oncologique. Nous y travaillons.

Dr A. L. : Ce qui fait la force de ce projet, c’est que l’idée est partie d’une question clinique à laquelle sont confrontés les oncologues. Sans cet outil, on ne saurait toujours pas y répondre.

Quels sont les principaux domaines d’application possibles de l’IA ?

Dr A. L. : La classification des tumeurs et la prédiction de la réponse au traitement sont les deux grands domaines de l’IA pour lesquels les progrès attendus sont considérables.

Comme on l’a vu avec cet outil développé par la Dr Watson, l’IA permet de mieux classifier les tumeurs et donc de mieux traiter les patients, avec une approche plus personnalisée.

Concernant la prédiction, prenons l’exemple du cancer du poumon. L’immunothérapie est une révolution thérapeutique. Mais la grande difficulté, c’est qu’il y a des patients qui vont guérir avec ce traitement, alors que d’autres vont ne pas répondre, voire s’aggraver, c’est ce qu’on appelle les hyperprogresseurs. Grâce à l’IA, on espère parvenir à mieux prédire la réponse à une thérapeutique pour mieux cibler les patients.

À quelle échéance pensez-vous que l’IA sera pleinement intégrée dans les pratiques cliniques ?

Dr S. W. : Ce sera dans les années à venir, mais il est difficile de donner un ordre de grandeur précis.

Dr A. L. : Ce n’est pas demain effectivement. Il reste encore des difficultés qui sont loin d’être résolues. Par exemple, les données qui permettent à la machine d’apprendre évoluent au cours du temps. Il faut donc sans arrêt mettre à jour les algorithmes et les valider aussi bien au laboratoire qu’au niveau des instances réglementaires.

Comment situer l’IA par rapport à la place des médecins ?

Dr S. W. : L'IA est un outil fascinant mais il ne remplacera jamais le médecin, quel qu’il soit. L’IA doit être considérée comme un outil supplémentaire qui est là pour aider le clinicien alors que nous disposons de plus en plus de données. L’IA doit permettre de répondre à des questions biologiques et cliniques bien précises.

Dr A. L. : La question peut effectivement se poser lorsque la machine fait mieux que le médecin. Par exemple, dans le cadre du dépistage du cancer du poumon par scanner, les machines font aussi bien que les radiologues experts pour déterminer s’il s’agit ou non d’une tumeur. En revanche, face à des médecins non-experts, la machine fait mieux. Cela soulève un problème difficile puisqu’in fine, c’est le médecin qui doit choisir. Des réflexions sur les plans éthiques et juridiques doivent être prises en compte.

En quoi l’institut Curie est-il leader dans le domaine de l’IA en cancérologie ?

Dr A. L. : À Curie, nous disposons d’énormément de données mobilisables, car nos dossiers sont électroniques depuis une vingtaine d’années. De plus, nous avons cru très tôt à l’IA et beaucoup d’équipes s’y consacrent. Nous avons aussi mis en place beaucoup de collaborations à la fois avec le monde académique et les start-up. La direction des datas, mise en place en 2017, s’inscrit dans cette optique. C’est une équipe qui a pour objectif de mettre à disposition des médecins et des chercheurs des données de qualité en nombre suffisant pour des analyses statistiques traditionnelles et pour accompagner les projets d’IA.

Comment est abordée la question de la protection des données dans les projets d’IA ?

Dr A. L. : La protection des données répond au règlement général sur la protection des données (RGPD). À Curie, nous avons un comité de revue institutionnel (CRI data), constitué notamment de médecins, de méthodologistes et de juristes, qui vérifie la conformité à la réglementation. C’est une contrainte, mais elle permet de s’assurer que l’on respecte le droit des patients et la sécurité de leurs données.

Propos recueillis par Charlène Catalifaud

Source : Le Quotidien du médecin