Pr Jean-Emmanuel Bibault, hôpital européen Georges Pompidou (Paris)

L’essor de l’intelligence artificielle en oncologie, du dépistage au suivi du patient

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Publié le 26/04/2023

L’intelligence artificielle (IA) est l'ensemble des théories et techniques mises en œuvre pour réaliser des machines capables de simuler l’intelligence. En cancérologie, ses applications se déclinent dans de nombreux domaines : épidémiologie, dépistage, traitements, suivi des patients… Quelles sont ses dernières évolutions et comment transforment-elles les pratiques ? Décryptage avec le Pr Jean-Emmanuel Bibault lors de la journée « Jeunes et Chercheurs » de la Ligue contre le cancer (13 avril 2023).

Crédit photo : prbibault.fr

L’épidémiologie est fondamentale pour guider les politiques de santé publique. Mais les données épidémiologiques suffisamment précises, en termes de résolution spatiale, sont incomplètes. En France, elles ne sont disponibles qu’à l’échelle régionale ou départementale. Aux États-Unis, les registres ne couvrent que 28 % de la population.

Prédire le risque et la survie

Un travail de recherche a donc évalué la possibilité d’utiliser des données existantes pour créer une IA, basée sur du deep learning, afin de prédire la prévalence du cancer dans un endroit précis. L’objectif était de recourir à des données moins onéreuses que celles utilisées en épidémiologie. « Nous avons donc téléchargé des images satellitaires disponibles dans Google Maps, pour sept des plus grosses villes des États-Unis (14,5 millions d’habitants). Puis, un réseau neuronal nous a permis d’en extraire des vecteurs mathématiques, avec lesquels nous avons entraîné un algorithme pour prédire la prévalence du cancer. Pour ces villes américaines, nous avons ainsi été capables de prédire jusqu’à 65 % la variance de la prévalence. Avec le deep learning, nous pouvons aujourd’hui estimer pour une personne son risque de développer un cancer, en fonction de son environnement et des images satellitaires de son lieu de vie », explique le Pr Bibault, cancérologue/radiothérapeute et chercheur.

De même, l’IA peut être appliquée pour prédire la survie. Dans le cancer de la prostate, la problématique est d’éviter le surdiagnostic et d’identifier les patients qui bénéficieront du traitement. « D’après les données d’un essai américain sur le dépistage, nous avons cherché à créer un modèle prédictif de la survie dix ans à l’avance, afin de déterminer les patients ayant besoin d’un traitement et ceux ne nécessitant qu’une surveillance active », détaille le Pr Bibault. Le dépistage du cancer de la prostate en deux étapes - toucher rectal et PSA, puis recours à l’IA pour stratifier les patients en fonction de leurs facteurs de risque (FDR) - a ainsi permis de distinguer les patients à faible risque (à placer sous surveillance active) de ceux à haut risque (à traiter). Les FDR servant à évaluer le risque ont été identifiés, et l’interprétabilité peut se faire à l’échelle individuelle. « À partir d’une vingtaine de questions, il est possible de définir pour chaque patient son risque de décès par cancer de la prostate et d’en savoir les raisons », ajoute le Pr Bibault.

Automatiser les traitements de radiothérapie

Afin de cibler la tumeur à traiter par radiothérapie, il est nécessaire de réaliser un contourage servant à programmer les machines pour envoyer les rayons sur la zone à irradier. Autrefois effectué de façon manuelle en trois heures environ, le contourage peut maintenant être réalisé en deux à trois minutes par deep learning à partir des images du scanner. Vérifié par un médecin, il est ensuite utilisé pour les étapes de dosimétrie et de radiothérapie adaptative, le plan de traitement tendant dorénavant à être personnalisé à chaque séance grâce à l’IA. « Tout ceci va avoir beaucoup de conséquences sur la réorganisation des services de radiothérapie et de cancérologie à l’hôpital », reconnaît le Pr Bibault. Ainsi, l’oncologue pourra avoir moins de travail technique et être davantage au contact du patient. Mais d’autres tâches vont apparaître à l’hôpital, comme la mise en place de services d’assurance qualité de l’IA.

Il est également possible d’évaluer à l’avance la réponse thérapeutique. En effet, des modèles multi-échelles permettent de mélanger des données cliniques classiques avec celles d’analyses d’images fines « radiomics » (extraction de variables quantitatives décrivant le contenu invisible d’une image). On peut ainsi prédire assez tôt l’efficacité d’une radiothérapie stéréotaxique, pour traiter un cancer du poumon. Ce modèle va être évalué dans une vingtaine de centres en France, afin de vérifier son fonctionnement dans différents hôpitaux.

Améliorer le suivi des patients

Un essai de phase 3 randomisé a été mené, en aveugle, chez des patientes suivies pour un cancer du sein. Réparties en deux groupes, elles recevaient des réponses à leurs questions les plus fréquentes soit d’un Chabot, soit d’un médecin humain. Après évaluation de la qualité des réponses selon l’échelle de notation de l’EORTC, il a été montré la non-infériorité de l’IA par rapport à l’humain. « Dans les années à venir, on aura des assistants personnels capables de donner des informations médicales ou même de réaliser une télésurveillance après un cancer, projette le Pr Bibault. Cela existe déjà dans le cancer du poumon après un traitement par radiochimiothérapie. La France est pionnière dans ce domaine, car un remboursement a été tout récemment accordé à ces dispositifs de télésurveillance en ligne ».

Quelles limites ?

« Il ne faut pas non plus négliger les limites de l’IA en oncologie : comment en tester la précision future ou valider son utilisation en routine clinique ? », met en garde le Pr Bibault. En effet, le modèle se doit d’être reproductible d’une population à l’autre. Il faudra donc contrôler cet aspect soit par l’intermédiaire d’essais cliniques randomisés, soit grâce au développement de méthodologies dédiées. « Plus globalement, comment faire évoluer la médecine si tout repose au quotidien sur des algorithmes d’IA créés à partir de données rétrospectives ? », s’interroge le Pr Bibault.

D’après l’intervention du Pr Jean-Emmanuel Bibault (HEGP, Paris) lors de la journée Jeunes et Chercheurs de la Ligue contre le cancer, le 13 avril 2023

Karelle Goutorbe

Source : lequotidiendumedecin.fr