Députée européenne et oncologue

Pr Véronique Trillet-Lenoir : « La force d’un plan Cancer européen est de s’attaquer aux inégalités dans l’UE »

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Publié le 04/03/2022

En quête d’harmonisation au sein de l’Union européenne et avec l’objectif de lutter contre les inégalités, la Commission européenne avait dévoilé le 3 février 2021 le plan européen pour vaincre le cancer, avec une enveloppe budgétaire de quatre milliards d’euros. Un an plus tard, c’est une version enrichie par le Parlement qui est présentée. Sa rapporteure Véronique Trillet-Lenoir en décrit les grands enjeux.

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LE QUOTIDIEN : Quel est l’intérêt d’avoir un plan au niveau européen ?

Pr VÉRONIQUE TRILLET-LENOIR : La force d’un plan européen est de s’attaquer aux inégalités considérables qu’il peut y avoir d’un pays à l’autre de l’Union européenne (UE) pour les niveler vers le haut, alors que les inégalités peuvent générer des différences de survie de l’ordre de 25 % d’un pays à l’autre.

L’approche européenne revêt également un intérêt évident dans le domaine de la recherche : aucun pays ne peut être compétitif seul en matière d’innovation. Nous avons besoin de consortiums, d’universités européennes et du financement de l’UE. L’UE doit notamment permettre de fédérer des essais multicentriques de grande ampleur pour atteindre plus facilement la masse critique, y compris pour des populations spécifiques.

Au lendemain du lancement du plan européen en 2021, Emmanuel Macron dévoilait la stratégie décennale française de lutte contre les cancers. Que peut apporter
la dimension européenne à la France ?

Les trois plans Cancer et la stratégie décennale font de la France un bon modèle en cancérologie, en tout cas en matière d’organisation des soins. Néanmoins, la France pourrait notamment s’inspirer de politiques de prévention et d’éducation à la santé : par exemple, les pays scandinaves affichent une couverture vaccinale contre le HPV de 90 % quand la France plafonne à 15-20 %. C’est d’ailleurs dans ces pays que l’espérance de vie en bonne santé est la meilleure.

La stratégie française et le plan européen partagent les mêmes priorités : prévention, recherche, cancers pédiatriques, vie après un cancer… Le plan, comme la stratégie, repose sur le concept de santé dans toutes les politiques : pour une politique efficace contre les cancers, il faut agir sur l’éducation, l’emploi, le transport, le logement, l’agriculture…

Comment espérer harmoniser les pratiques au niveau européen alors qu’un certain nombre de mesures relèvent du cadre national ?

Ce qui relève des domaines de la recherche, de la prévention et, dans une moindre mesure, des médicaments dépend assez clairement aujourd’hui de l’UE. Et si le plan n’a pas vocation à être lui-même législatif, certaines propositions sous-tendront des textes législatifs, comme la directive sur le tabac et les boissons alcooliques, la réglementation concernant l’exposition des travailleurs aux cancérigènes, l’étiquetage nutritionnel, la réglementation sur les essais cliniques, les médicaments pédiatriques et orphelins, l’espace européen des données de santé.

En revanche, ce qui concerne l’accès au dépistage, au diagnostic et à des soins de qualité ainsi que la réinsertion après la guérison relève davantage des prérogatives nationales, mais occupe une part importante du plan, car nous avons l’ambition de dire que l’on peut avancer ensemble si chacun s’inspire de l’autre, notamment par des échanges d’expertise, de bonnes pratiques et des recommandations de la Commission.

Le plan a pour fil conducteur les inégalités de santé. Dans quel domaine retrouve-t-on majoritairement ces inégalités ?

La principale inégalité concerne l’accès aux soins et aux médicaments innovants, qui affichent des prix et des taux de remboursement extrêmement variables au sein de l’UE.

Une tendance se dessine toutefois concernant les médicaments : avoir une stratégie d’évaluation commune. Car on ne peut plus continuer à avoir une évaluation centralisée par l’Agence européenne des médicaments (EMA) suivie de 27 réévaluations concomitantes et d’une négociation bilatérale du prix 27 fois avec le même industriel…
En ce sens, une première étape a été franchie avec la directive Health Technology Assessment (HTA). Nous avons accepté de démarrer cette nouvelle modalité d’évaluation dans trois ans, de la rendre non obligatoire et de la limiter dans un premier temps à certaines catégories de médicaments, dont les médicaments du cancer. L’étape d’après serait d’avoir, comme pour les vaccins antiCovid, une stratégie de négociation conjointe des achats et des prix. C’est le seul moyen d’avoir une force de frappe européenne sur les médicaments et de remédier à un certain nombre d’inégalités.

Et il faut absolument une stratégie coordonnée de lutte contre les pénuries de médicaments essentiels, incluant des efforts demandés aux industriels.

Des inégalités concernent par ailleurs l’accompagnement vers le retour à la vie professionnelle, l’aide aux aidants, les soins de support et palliatifs, la lutte contre l’infertilité et le droit à l’oubli. Concernant ce dernier point, la France fait figure de modèle.

La Commission européenne a prévu de mettre en place un registre des inégalités pour en pointer les causes et les réduire.

Il est question d’une charte des droits des patients atteints de cancer. De quoi s’agit-il ?

Nous allons essayer d’obtenir un engagement collectif des 27 pays de l’UE autour de cette charte, qui a été amorcée lors des rencontres européennes de l'Institut national du cancer le 4 février dernier, avec la présentation de 32 recommandations contre le cancer par le trio de la présidence 2022-2023 du Conseil de l’UE composée de la France, la République tchèque et la Suède. Cette charte vise notamment à identifier au moins un centre de référence par pays et à mettre en place au moins un registre des cancers par région.

La prévention est un axe majeur du plan. Quels sont les principaux enjeux ?

D’énormes progrès sont à faire en matière de prévention, et cela demande une volonté politique très forte. La lutte contre le tabagisme doit passer par le renforcement des politiques d’étiquetage et de taxation, en gardant à l’esprit qu’une convergence vers le haut pour les taxes assure un effet dissuasif démontré. Il faut aussi renforcer les politiques en termes d’interdiction publicitaire et surtout l’éducation à la santé dès le plus jeune âge. Les mêmes leviers devront être appliqués pour les boissons alcooliques.

Le domaine de la nutrition est également important, avec notamment la stratégie « De la ferme à la fourchette » qui privilégie la production et la consommation de produits pauvres en graisses animales et en sucres, riches en fibres. Nous plaidons pour un étiquetage nutritionnel lisible et transparent afin de fournir une information loyale aux consommateurs, mais le type d’étiquetage à adopter doit faire l’objet de discussions. Le Nutri-Score ne fait pas l’unanimité.

Le Pacte vert européen constitue aussi un volet important de la prévention des cancers : lutte contre la pollution atmosphérique aux particules fines et contre les polluants environnementaux dans l’eau, l’air, les sols et l’alimentation.

La santé au travail est également une partie majeure du plan. Nous avons travaillé sur la future révision de la directive sur l’amiante autour des points suivants : prévention, protection et formation des ouvriers, enregistrement des cas de mésothéliome, reconnaissance en maladie professionnelle.

Nous avons par ailleurs fait évoluer une directive portant sur les carcinogènes au travail afin d’inscrire les reprotoxiques dans la liste des produits à manipuler avec mesures de précaution pour protéger les soignants contre les risques liés à la manipulation des chimiothérapies anticancéreuses.

Concernant le dépistage, un objectif est affiché : 90 % des citoyens concernés par les dépistages des cancers du sein, du col de l’utérus et colorectal doivent être sollicités. Comment y parvenir ?

L’enjeu majeur est de mettre en place des structures de dépistage avec une couverture géographique la plus large possible au sein des pays de l’UE et de faire en sorte que ces structures communiquent et s’appuient sur des recommandations de bonnes pratiques communes. Des campagnes européennes seront également mises en place.

Comment optimiser le repérage et la prise en charge des cancers rares ?

Il faut renforcer les réseaux européens de référence des cancers rares. L’objectif est de niveler vers le haut la prise en charge de ces cancers grâce au partage d’expertise et à l’accès à des banques de données communes. Ces réseaux visent aussi à améliorer les stratégies de recherche fondamentale et à accélérer la recherche clinique, avec des essais multicentriques et multipays. Les associations de patients doivent être davantage mobilisées autour de ces réseaux et la formation des professionnels mieux organisée. Le cas emblématique des cancers rares, ce sont les cancers de l’enfant, qui tiennent une grande place dans le plan européen.

Que peut-on attendre des nouvelles technologies en cancérologie ?
La recherche va progresser sur le plan de la collecte de données. Il est aujourd’hui essentiel de colliger des données issues des sources hospitalières, des essais cliniques et de la vraie vie pour mieux identifier, à l’aide de l’intelligence artificielle, les facteurs de risque, de nouvelles cibles moléculaires pour la médecine de précision, mais aussi les catégories de population les plus à risque.

Propos recueillis par Charlène Catalifaud
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Source : Le Quotidien du médecin