La toxine d'une pathogène bucco-dentaire responsable de la maladie d'alzheimer

Un anti-gingipain prochainement évalué dans une étude internationale de phase 2/3

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Publié le 04/02/2019
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Crédit photo : SPL/PHANIE

L’étude est la dernière en date d’un nombre croissant de travaux suggérant que des infections microbiennes (bactériennes, virales) pourraient jouer un rôle dans la maladie d’Alzheimer (MA). Publiée dans la revue Science Advances, elle est dirigée par le Dr Stephen Dominy et Casey Lynch qui ont fondé la start-up pharmaceutique Cortexyme (San Francisco, États-Unis) en 2012.


Cette étude va cependant plus loin, explique au « Quotidien » le Dr Dominy. « Pour la première fois, nous avons de solides preuves qui impliquent le Porphyromonas gingivalis et son principal facteur de virulence, le gingipain, dans le développement de la maladie d’Alzheimer. Simultanément, nous avons démontré qu’une nouvelle classe de médicaments - des petites molécules inhibitrices du gingipain - pourrait potentiellement modifier l’évolution de la maladie ». Depuis les années 90, ce neuropsychiatre s’intéresse à la possibilité d’une cause infectieuse dans la MA. Après avoir découvert la présence de la bactérie buccale P. gingivalis dans le cerveau de patients décédés de MA, il co-fonda Cortexyme.

Des gingipains dans les neurones cérébraux des patients atteints de maladie d'alzheimer

L’équipe internationale de Dominy et coll. a maintenant confirmé que l’ADN du P. gingivalis (Pg) peut être présent dans le cerveau des patients décédés de MA, mais qu’il peut être également détecté dans le liquide céphalo-rachidien (LCR) des patients diagnostiqués avec une probable MA, ce qui suggère que ce test pourrait offrir un marqueur diagnostique différentiel. De plus, les chercheurs ont détecté les protéases toxiques du Pg, ou gingipains, dans les neurones cérébraux des patients atteints de MA (dans plus de 90 % des 50 échantillons cérébraux), et leurs taux sont corrélés à la pathologie liée à 2 marqueurs : la protéine tau, nécessaire à la fonction neuronale ; et l’ubiquitine, une petite protéine qui sert à marquer les protéines endommagées pour qu’elles soient dégradées et qui sont trouvées dans les enchevêtrements tau et les plaques de bêta-amyloïde. Des taux plus faibles de gingipains sont aussi trouvés dans le cerveau des témoins âgés sans démence mais ayant une pathologie de MA (préclinique) ; ce qui suggère que leur présence est un événement précoce dans la MA. 

Lorsque des souris âgées en bonne santé sont exposées oralement au Pg pendant 6 semaines (à l’aide d’un écouvillon passé sur les gencives, une fois tous les 2 jours) et deviennent ainsi oralement infectées par le Pg, les chercheurs détectent par la suite la bactérie dans le cerveau des souris, ainsi qu’une neurodégénérescence et une production accrue de bêta-amyloïde entourant la bactérie. Par ailleurs, les gingipains se montrent neurotoxiques in vitro et in vivo, en fragmentant la protéine tau.

Pour bloquer cette neurotoxicité, les chercheurs ont développé des petites molécules inhibant le gingipain. L’administration orale d’un inhibiteur du gingipain chez la souris traite son infection cérébrale à P. gingivalis, bien plus efficacement qu’un traitement sous-cutané par de fortes doses d’antibiotique a large spectre, et bloque la production de bêta-amyloïde, réduit la neuro-inflammation et préserve les neurones dans l’hippocampe. Selon les chercheurs, l’inhibiteur aurait ce puissant effet sur la bactérie en éliminant ses nutriments qui sont procurés par la protéase.

Premiers résultats encourageants d'un inhibiteur du gingipain

Un inhibiteur du gingipain, COR388, a déjà été évalué dans un essai clinique de phase 1, dont les résultats ont été présentés en octobre dernier lors d’une conférence à Barcelone. « L’essai de phase I, mené chez des personnes âgées en bonne santé et chez des patients atteints de la maladie d’Alzheimer, a montré que le médicament est bien toléré, avec des résultats encourageants sur les tests cognitifs des patients affectés de MA qui ont été traités pendant 28 jours », précise au « Quotidien » le Dr Dominy.

« L’essai clinique de phase 2/3 débutera au deuxième trimestre de cette année et recrutera plus de 500 patients dans environ 145 centres, dont certains en Europe, y compris en France. Le principal critère d'évaluation sera la cognition mesurée par l’échelle ADAS-COG chez des patients affectés de MA légère à modérée. Les premiers résultats sont attendus pour 2022 », laisse-t-il entrevoir.

« Nos données humaines et mécanistiques, jointes aux données mécanistiques d’un autre groupe (Ilievski et al. 2 018), nous portent à croire que P. gingivalis représente le coupable dans la MA », confie-t-il. « Bien que d’autres agents de maladies infectieuses aient été découverts dans le cerveau atteint de MA, il n’y a pas eu de preuve établissant un mécanisme de causalité pour ces autres agents infectieux. »


Le neurochercheur Robert Moir (Université médicale d’Harvard, Boston), connu pour avoir découvert entre autres la fonction immune anti-microbienne de la bêta-amyloïde, est plus sceptique. S’il est d'accord avec l'idée que ce microbe pourrait contribuer à l’accumulation de bêta-amyloïde et à la neuroinflammation, il est beaucoup moins convaincu que la bactérie, ou sa toxine, cause directement la maladie d’Alzheimer. Néanmoins, le traitement pourrait profiter aux patients infectés. « La présence de microbes dans le cerveau, y compris P. gingivalis, peut accélérer le dépôt d'amyloïde et favoriser la neuroinflammation dans le cadre de la réponse immunitaire innée du cerveau (pièges amyloïdes neutralisant les agents pathogènes envahissants et constituant une voie immunitaire innée) », explique le Pr Moir au « Quotidien »

« La neuroinflammation émerge comme un possible médiateur clé de la mort neuronale dans la MA, et semble s'auto-entretenir une fois déclenchée. L'infection par des agents pathogènes comme le P. gingivalis déclenche la production de plaques amyloïdes (qui provoquent l’inflammation) et contribue probablement à aggraver la neuroinflammation. Il est peu probable que le traitement ciblant le P. gingivalis puisse arrêter ou inverser le déclin cognitif, mais il pourrait s’avérer efficace pour ralentir la progression aux stades précoces de la MA chez les patients présentant cette infection.»

S. Dominy et al, Science Advances, 10.1126/sciadv.aau3333, 2019

Dr Veronique Nguyen

Source : Le Quotidien du médecin: 9721