Dr Boris Cyrulnik, neuropsychiatre

« Le malheur de la mère provoque des dysfonctions cognitives chez son bébé »

Publié le 18/11/2022
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Boris Cyrulnik a dirigé la commission des 1 000 premiers jours mise en place par le président de la République Emmanuel Macron en 2019. Le neuropsychiatre, qui explore la question des dépressions et des suicides maternels depuis des années, rappelle l’importance de placer le lien psychique mère-bébé au cœur du soin et de l’accompagnement de la naissance.

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LE QUOTIDIEN : Combien de femmes sont concernées par la souffrance psychique autour de la naissance et quelles sont ses causes ?

Dr BORIS CYRULNIK : Dans les quartiers aisés, près de 10 % des femmes font des dépressions du post- ou du pré-partum. C’est un phénomène apparu il y a quelques années. Il faut le distinguer du blues, que presque toutes les femmes éprouvent quelques jours après l’accouchement et qui disparaît dans la plupart des cas spontanément si elles sont entourées. Dans les quartiers pauvres, entre 15 et 20 % des femmes sont touchées, c’est considérable.

Le fait d’avoir acquis dans son enfance des facteurs de vulnérabilité est aussi déterminant. C’est en partie générationnel, car si la condition des femmes était plus dure avant, elles n’étaient jamais laissées seules. Aujourd’hui, les jeunes femmes, qui mettent en moyenne au monde leur premier enfant à 32 ans et leur deuxième à 35, ont fait des études, travaillent. Du jour au lendemain, elles se retrouvent seules à la maison parce que leurs proches et leurs amis travaillent. La solitude est le principal facteur de dépression périnatale. La neuro-imagerie montre dès trois semaines de solitude une atrophie bifrontale des deux systèmes limbiques et une hypertrophie de l’amygdale rhinencéphalique.

Quels sont les impacts de la souffrance psychique d’une mère sur son bébé ?

Quand la mère est sécurisée, elle est sécurisante pour le bébé qu’elle porte. Quand elle est insécurisée pendant la grossesse, quelle qu’en soit la cause - violence conjugale, précarité sociale, accident de la vie, catastrophe naturelle, conflit -, les substances du stress, cortisol et catécholamines, interagissent avec le fœtus. Si c’est un flash de substances, il réagit mais se stabilise vite. Si le stress est chronique, elles finissent par franchir la barrière placentaire et entrer dans le liquide amniotique où le fœtus les avalera, ce qui est toxique pour son système limbique. Le bébé naîtra avec des altérations cognitives de la mémoire et des émotions.

Une dépression maternelle provoque aussi une dysfonction cérébrale du bébé, au niveau du lobe temporal gauche, ses lobes préfrontaux et ses systèmes limbiques étant moins stimulés. Si on laisse la mère seule avec son petit, il ne pourra pas déclencher de processus de résilience. Mais dès que la mère – ou un substitut maternel - est entourée, le bébé reprend un bon développement en 48 heures. La résilience neuronale se fait à une vitesse étonnante, le cerveau du tout-petit est incroyablement plastique – entre 300 000 et 1 million de nouvelles synapses créées à la minute avant la parole, vers la troisième année. En une nuit ou deux, l’électroencéphalogramme se régularise et le bébé reprend la sécrétion des hormones de croissance et sexuelles.

Quelle a été la genèse du programme national des « 1 000 premiers jours » ?

Nous avons commencé à travailler sur la question des 1 000 premiers jours dès les années 1980. Mais ce n’est pas entré dans la culture française parce que le stéréotype de l’époque postulait qu’un enfant ne pouvait rien comprendre tant qu’il ne parlait pas. De nombreux pays ont exploré ce sujet, les plus avancés étant la Norvège, la Suède, la Finlande, le Québec et l’Angleterre. Grâce aux neurosciences, aux dosages et à la neuro-imagerie, on peut photographier les troubles provoqués par le malheur maternel ou l’isolement sensoriel de la mère et du bébé. Ce n’est pas irrémédiable, quand on agit sur l’entourage du bébé, il se développe très bien. La commission des 1 000 jours propose d’améliorer le suivi des femmes enceintes, avec une série d’entretiens pré- et postnataux. Il faut parler avec les femmes et les conjoints qui viennent en consultation pour évaluer ce que sera la structure de la future niche sensorielle : est-ce que la mère sera stressée ou sécurisée par son mari, sa famille, sa culture ? C’est aussi un facteur prédictif. Les médecins doivent savoir que le psychisme de la mère joue un rôle sur le façonnement du corps de leur enfant.

Quelles sont les avancées et les limites de cette politique ?

La première avancée est d’avoir fait entrer ces 1 000 premiers jours, au cours desquels un enfant acquiert la base de sa personnalité, dans la culture. Tout n’est pas joué durant cette période, on pourra déclencher un processus de résilience, mais il faudra travailler et, plus on tardera, plus ce sera difficile. Si les mères sont bien entourées, il y aura très peu de suicides postnataux et beaucoup moins de dépressions périnatales. Si le congé paternité a été un progrès, nous n’avons pas obtenu un congé aussi long que ce que nous demandions. Sur le terrain, de nombreuses maisons des 1 000 premiers jours, animées par des parents, apparaissent. C’est la mise en œuvre du proverbe africain selon lequel « il faut tout un village pour élever un enfant ». 

Propos recueillis par Neijma Lechevallier

Source : Le Quotidien du médecin