Le point de vue du Pr Michel Debout

Prévention du suicide et Covid-19 : l’occasion manquée.

Publié le 04/02/2022
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Pour ce spécialiste des risques psychosociaux, le lien entre crise et souffrance psychique n'est plus à prouver. Et sous cet angle, la crise est devant nous. Mais pour l'heure, les mesures nécessaires pour renforcer le dispositif médico-psycho-social demeurent encore bien timides, estime-t-il.

Le lien entre le risque suicidaire et les crises économiques et sociales est connu depuis la crise de 1929 et confirmé lors de la crise financière de 2008, à l’origine d’une surmortalité suicidaire dans l’ensemble des pays européens.

Toutes les études montrent que c’est avec un délai de plusieurs mois à quelques années, que les effets suicidaires des crises se font sentir (1929 à partir des années 30/31 ; 2008 en 2009 et 2010). La crise pandémique est une période de fragilisation psycho-sociale avec une aggravation des pensées suicidaires : la crise, non pas virale mais psychologique, est encore devant nous !

Sans attendre l’éventuel, et parfois tragique, passage à l’acte suicidaire, il faut aller vers, rencontrer, les populations en souffrance psychique : c’est cela prévenir le suicide.

Les actifs, les chômeurs, les jeunes, premières victimes

Trois populations sont les plus à risque.

Au travail. Pour les salariés, prévenir les situations harcelantes, les méthodes de management délétères ou favorisant l’intensification du travail, le télétravail imposé, les conflits éthiques. Le développement des risques psychosociaux est régulièrement souligné par les enquêtes officielles, du ministère de la Santé ou celui du travail, tant dans les entreprises privées que dans, les services de l’Était, des collectivités ou encore, hélas, à l’hôpital. La liste est longue, d’agriculteurs surendettés, d’enseignants dévalorisés, de policiers stigmatisés, d’agents hospitaliers ou des Ehpad épuisés, dont on apprend qu’ils se sont suicidés suite à la dégradation de leurs conditions de travail !

Pour les artisans-commerçants, il y a l’impact majeur de l’arrêt de l’activité, lié au confinement, suivi des grandes difficultés au redémarrage, dans les secteurs d’activités spécifiques comme l’hôtellerie, la restauration, le tourisme, l’événementiel, les sous-traitant du secteur BTP.

C’est l’incertitude du lendemain, les conduites addictives, le burn-out liés à une dégradation morbide des relations avec les clients, les donneurs d’ordres, les organismes de contrôle, et partenaires financiers ; autant de réalités qui ne sont pas liées aux compétences et à la qualité du travail, mais aux conditions économiques provoquées par la lutte contre la Covid-19.

Pour les chômeurs. Leur santé est, en France, l’angle mort des politiques de santé publique. La fragilisation psycho-sociale provoquée par la perte d’emploi, puis par l’impossibilité d’en retrouver un, a un effet sur la santé globale des chômeurs (une année de vie en moins) et parmi les risques psychologiques, le taux élevé de pensées suicidaires avec un risque préoccupant de passage à l’acte.

Pour les adolescents et les jeunes adultes. On observe une augmentation notable des tentatives de suicide chez les jeunes surtout les jeunes, voire très jeunes, filles.

On retient, l’isolement social, le manque de suivi pendant les confinements, la difficulté de se faire soigner, le soutien des associations (très engagées dans le champ de la prévention du suicide des jeunes) entravées dans leur action pendant une longue période.

Les étudiants, isolés et précarisés, privés d’amphis et de rencontres, les adultes jeunes en difficultés d’insertion professionnelle, ont vu leur santé mentale se dégrader. Tous les psychiatres en activité libérale ou dans les hôpitaux ont noté depuis le début de la crise sanitaire, la gravité des pathologies présentées par leurs jeunes patients.

Un déficit de culture de prévention

La France n’a pas la culture de la prévention. La crise du Covid a ouvert les yeux de la population qui assiste impuissante au naufrage de leur Santé publique.

La Direction Générale de la Santé (ses fonctionnaires ont pourtant de grandes qualités) armée par les ARS au niveau de chaque région, a accompagné, depuis des décennies, la baisse des dépenses de santé, les déserts médicaux, la faillite des hôpitaux, le burn-out des médecins et des soignants, la montée insupportable des inégalités de santé.

La France est au 19e rang en Europe des politiques de prévention, du suicide, des risques psycho-sociaux au travail, des pathologies liées à la perte d’emploi.

Nous attendons avec impatience le dispositif sanitaire global (médico-psycho-social) qui devrait accompagner le plan de relance : création de centres de santé pour les jeunes (13 à 25 ans), mobilisation des services de santé au travail, médecine préventive pour les chômeurs.

La prévention ne peut se mettre en œuvre que dans la proximité ; c’est dans les territoires qu’il faut la penser en s’appuyant sur la dynamique associative (au lieu de quoi on coupe les subventions de certaines associations), et donner à la prévention en santé mentale, la place qui doit être la sienne.

Pr Michel Debout, Psychiatre, Professeur émérite de Médecine Légale et Droit de la santé, Membre de l'Observatoire national du suicide

Source : Le Quotidien du médecin