Pr Francis Couturaud (pneumologue) : « Pour les thromboembolies veineuses, la prévention des récidives a besoin de croiser biomarqueurs de médecine de précision et préférence patient »

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Publié le 08/07/2024
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L’Union européenne finance le projet Morpheus, un outil de prédiction des récidives dans la maladie veineuse thromboembolique. Elle en a confié la coordination au Pr Francis Couturaud, pneumologue au CHU de Brest et coordinateur du réseau F-Crin « Innovte ».

Pr Francis Couturaud

Pr Francis Couturaud
Crédit photo : F-CRIN

LE QUOTIDIEN : À quelle problématique vient répondre le projet Morpheus ?

Pr FRANCIS COUTURAUD : Le projet Morpheus est financé par l’Union européenne pour répondre à la mortalité associée à la maladie veineuse thromboembolique (MVTE) non provoquée, troisième cause de mortalité cardiovasculaire en Europe. Dans plus de la moitié des cas, il n’y a ni facteur déclenchant, ni facteur clinique, elle survient de façon « non provoquée ». Or ces patients ont des pronostics nettement plus défavorables avec un taux de récidive très élevé de 40 % et une mortalité associée de 10 %, lors de l’épisode initial et de la récidive. Après un premier épisode de MVTE, ils sont traités par anticoagulants au long cours. Toutefois, près de deux tiers de patients ne récidiveront jamais, alors que l’anticoagulation les expose à un risque hémorragique et les contraint à prendre un traitement quotidien.

Il est donc indispensable de pouvoir identifier les patients à risque de récidive qui requièrent un traitement prophylactique, et surtout d’adapter ou d’arrêter l’anticoagulation chez les autres. C’est un des objectifs de Morpheus : améliorer la prise en charge des thromboses non provoquées. Mais le projet ne s’arrête pas là, nous cherchons également à créer l’outil de prédiction le plus fiable possible grâce à la préférence patient.

Les outils existants ne suffisent-ils pas ?

Les praticiens manquent d’outils fiables et précis pour estimer les risques hémorragiques et de récidives. De plus, ceux qui existent ne sont pas conçus pour être évolutifs ; or les variables et les comorbidités changent dans le temps et nous devons pouvoir réajuster le risque.

Mais notre originalité est surtout de prendre en compte la préférence des patients au cours du temps dans la construction de l’outil et la décision médicale. Pour le médecin, l’objectif est toujours la survie et la non-récidive, mais les patients ont des priorités supplémentaires qui ont trait à la qualité de vie et qui changent. Ils doivent pouvoir demander « ne pourrions-nous pas essayer d’arrêter pour voir ? Cela commence à faire long de prendre un cachet tous les jours ».

Morpheus se fixe l’objectif de travailler sur des biomarqueurs de médecine de précision et sur des marqueurs socio-anthropologiques de médecine centrée sur le patient. Nous allons pouvoir évaluer tous ces paramètres dans un même critère combiné. Ainsi, notre outil se servira d’indicateurs cliniques (âge, sexe, poids, antécédents, facteurs de risques, etc.), biologiques (génétique, dosages des protéines, ARN, etc.), morphologiques (imagerie pour analyser la structure et les propriétés des caillots) et socio-anthropologiques (préférences des patients, vécu, perceptions du risque, enjeux personnels).

L’outil sera multidimensionnel et utilisable en médecine générale. Il vient répondre à la limite d’utilisation de scores plus simples qui nécessitent des consultations en centre spécialisé dès que le résultat n’est pas tranché. Les généralistes pourront évaluer correctement les risques et discuter de la prise en charge dans la plupart des cas simples.

Pourquoi la notion de préférence patient est-elle aussi centrale ?

Prendre en compte la préférence patient permet d’instaurer un dialogue entre le patient et le médecin et, dans un processus de décision médicale partagée, arriver à un consensus de prise en charge qui soit aussi bien accepté par les deux parties. Mais ce n’est pas 50-50 et la proportion entre l’avis médical et celui du patient est changeante au cours du temps.

Concernant les maladies familiales, nous avons tous une interprétation propre de qui est à risque et de qui ne l’est pas au sein de notre famille, en dépit de la réalité biologique. Il faut tenir compte des cultures et représentations de chacune et chacun, et comprendre qu’il existe un partage des connaissances profanes au niveau collectif et que tout ne s’explique pas par la psychologie. C’est cette préférence que la socio-anthropologie nous permet d’étudier.

En réalité, ce projet reflète notre rôle premier. Nous devons au patient d’être le plus précis possible, mais nous devons être capables d’envisager des solutions qui ne sont pas à 100 % identiques avec ce que nous aurions fait. Pourquoi ne pas envisager un « stop-and-go » lorsque le patient nous explique que le traitement lui pèse ? Cet outil de prédiction nous permettra d’envisager d’arrêter le traitement et de réévaluer six mois plus tard, au lieu de le prolonger par défaut. Ainsi, nous essaierons au mieux de contractualiser le partenariat médecin-patient qui tiendra compte de deux savoirs. D’ailleurs, je n’aime plus vraiment ce terme de « patient », j’aime dire « la personne », « il y a une personne en face de moi qui m’ouvre son problème ». Je ne dis pas qu’il faut témoigner d’une humanité béate, car ce n’est pas rendre service aux personnes de ne faire que les écouter.

L’exigence de Morpheus est donc là. Soutenir les personnes en étant capable de faire une estimation la plus juste possible de leur risque et de leur en parler le plus correctement possible. C’est un contrat fort et une responsabilité partagée.

Quelles sont les prochaines étapes ?

Depuis six mois, nous en sommes à la phase de construction de l’outil qui se terminera d’ici à octobre 2025 et a inclus les données de 20 00 patients de 14 cohortes fusionnées de huit pays européens. Nous travaillons parallèlement sur le score d’appréciation du risque et sur les perceptions des patients via des interviews réalisées dans trois pays différents.

Puis nous mènerons, dès décembre 2024 et sur quatre années, l’essai clinique randomisé en cluster sur 2 400 patients afin de comparer notre outil à une prise en charge usuelle. L’objectif est de valider d’une part qu’un processus de décision médicale partagée fait mieux que la prise en charge actuelle, d’autre part que l’intégration du point de vue du patient contribue à améliorer la satisfaction sans que ce ne soit délétère pour le pronostic.

Nous nous réjouissons de ce programme dirigé en France qui prend ses racines dans un consortium national, fort d’une expérience de plus de 20 ans. Morpheus est un travail de groupe et de longue durée qui positionne notre pays comme leader.

Propos recueillis par Juliette Dunglas

Source : lequotidiendumedecin.fr