Question d'éthique

Corine Pelluchon (philosophe) : « Il faut reconnaître le tragique de l'expérimentation animale »

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Publié le 07/07/2023
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Corine Pelluchon, professeure de philosophie à l'université Gustave Eiffel, est spécialiste de philosophie morale et politique et d’éthique appliquée. Elle s'interroge notamment sur la prise en considération, dans notre vie comme en politique, de la condition animale, y compris pour la recherche scientifique. Aussi son abolitionnisme s'enracine-t-il dans une réflexion plus vaste sur l'éthique de la vulnérabilité.

Crédit photo : Florian Thoss

LE QUOTIDIEN : Dans un de vos textes sur l'expérimentation animale (1), vous remettez en cause l'opposition qu'on pourrait voir entre science et protection des animaux. En quoi est-il « stérile de s'en tenir à cette opposition irréductible » ?

CORINE PELLUCHON : On a en effet l'impression au premier abord qu'il y a une opposition entre ceux qui privilégient le bien-être de l'humanité, ce qui justifierait des expérimentations animales, et ceux qui, au nom de la valeur intrinsèque des animaux, critiquent la vision spéciste (2) consistant à utiliser des animaux comme moyens au service de nos fins.

On ne peut plus s'en tenir là, aujourd'hui. Même si beaucoup de scientifiques, médecins ou philosophes ne sont pas prêts à dépasser le spécisme, il y a une évolution indéniable de la société et des connaissances sur la vie psychique des animaux. Un effort considérable a été fait pour réguler l'expérimentation animale : les laboratoires ne peuvent plus faire n'importe quoi, comme au temps où Claude Bernard ramassait chats et chiens dans la rue et ne se souciait pas de leur douleur quand il pratiquait des expérimentations sur eux. Ils sont bien plus encadrés que la plupart des abattoirs.

Mais un tel encadrement ne doit pas conduire à minimiser la difficulté insurmontable, l'aporie de l'expérimentation animale. Il est malhonnête de jeter un voile pudique sur cette réalité, de s'abriter derrière des grands principes et de se cacher derrière des euphémismes (« préparer le matériel de laboratoire »).

L'expérimentation n'est pas un mal pour un bien. Faire souffrir des animaux, même au nom de la science, est mal, et il faut le reconnaître, surtout quand on la pratique. Cela doit au moins pousser à éviter les expérimentations redondantes et celles qui n’ont aucune pertinence ni robustesse. L’éthique suppose de traverser l'impossible et de regarder en face les difficultés, voire les contradictions. C'est parce que les animaux sont proches de nous sur le plan de la sensibilité et de la capacité à éprouver de la souffrance qu'on les utilise pour étudier les mécanismes de l’attachement, parfois en les détruisant. Il ne faut pas non plus oublier les professionnels qui s’occupent des animaux de laboratoire, les nourrissent, les « préparent » et les euthanasient.

Je ne dis pas qu'il faut abolir tout de suite l'expérimentation animale. Mais il faut avoir cet horizon, comme nous y invite la directive européenne de 2010, et se donner les moyens d’atteindre cet objectif, en évitant de conduire des expérimentations avec des animaux quand on pourrait utiliser des méthodes substitutives et les développer. Il faut aussi rendre publics les résultats scientifiques en les partageant sur des plateformes pour éviter la répétition d’expériences déjà menées et équiper les laboratoires.

Les défenseurs des animaux et les chercheurs ne sont pas forcément dans une opposition frontale. Les meilleurs scientifiques ne veulent pas d'une science à n'importe quel coût ; ils font tout pour ne pas sacrifier d'animaux sans raison et innovent sur le plan des méthodes substitutives.

Si l'expérimentation animale n'est pas légitime moralement, elle peut être licite. À quelles conditions ?

La règle des 3 R « Replace, reduce, raffine » (« Remplacer, réduire, raffiner ») existe depuis les années 1960. On pourrait ajouter, comme cela a été fait récemment (3), le R de robustesse : les scientifiques, qui en plus touchent de l'argent public en France, doivent rendre raison de l'expérience qu'ils entreprennent et non sacrifier des animaux pour répliquer des essais dont on a déjà les résultats. On peut aussi citer le R de réhabilitation, pour que les animaux sur lesquels on a conduit des expérimentations modérées et qui sont en bonne santé puissent être adoptés au lieu de passer toute leur vie enfermés.

La directive européenne du 22 septembre 2010 va très loin, en ce qu'elle affirme qu'il faudrait arrêter l'expérimentation animale à terme, et qu'en attendant, les 3 R sont des conditions de licéité de l'expérimentation animale. Ce ne sont plus des principes moraux, mais ils ont une force contraignante puisqu’ils sont présentés comme les conditions sans lesquelles une expérimentation ne devrait pas être autorisée. Malheureusement, le décret français du 1er février 2013 est moins ambitieux.

En quoi ?

La directive de 2010 reconnaît que l'animal a une valeur intrinsèque et n'est pas un moyen au service de nos fins. En imposant les 3 R comme des critères juridiques contraignants, elle signifie que l'expérimentation animale est seulement autorisée dans le contexte actuel et dans des conditions très précises, sans pour autant être légitime.

Le décret de 2013 est hypocrite. Il se contente de soumettre les 3 R à l'appréciation des membres des comités d'éthique. Ce qui était un critère de licéité redevient un principe moral dont on doit « tenir compte ».

Les mentalités ont pourtant changé, les citoyens sont informés et préfèrent, à mon avis, une parole franche au mensonge. Il vaut mieux dire : « ce n'est pas possible pour l'heure d'atteindre l'idéal d'une recherche sans animaux, donc on fait au mieux, voilà ce qui est autorisé », ou encore « on n’est pas à la hauteur parce qu’on n’a pas encore réglé le problème des expérimentations redondantes ni développé assez les méthodes substitutives ». Il n’y a pas de honte à avouer qu’on innove peu, mais mentir et faire croire aux gens que l’on fait le maximum, et que les deux millions d’animaux sacrifiés chaque année dans notre pays font avancer la science, c’est prendre les gens pour des demeurés. L’éthique, avant d’être dans les comités, est une question d’honnêteté.

L'expérimentation et la consommation d'animaux soulèvent-elles les mêmes questions ?

Elles se rejoignent en ce qu'elles considèrent les animaux comme des moyens au service de fins humaines, mais les différences sont très importantes.

Dans nos pays, quand on est en bonne santé, on peut se passer de viande, de poisson, de lait et d'œufs, à condition d’apprendre à se nourrir autrement. Au contraire, on ne peut pas dire qu’aujourd’hui, on peut éliminer absolument l'expérimentation animale, même si on pourrait diminuer d’au moins 80 % le nombre d’animaux sacrifiés en suivant la directive de 2010.

Enfin, l’exploitation des animaux pour l’alimentation est tellement défendue par des secteurs agroalimentaires que les objectifs de santé humaine et de bien-être animal sont subordonnés aux valeurs du marché et du profit. Pour l’expérimentation animale, c’est différent : il se pourrait bien qu’à un moment, les méthodes substitutives se révèlent plus efficaces pour tester des thérapies et connaître des maladies, donc ce sera aussi de notre intérêt de les développer.

Certains animaux comme les invertébrés échappent à la réglementation des 3 R. Selon quels critères fixer des seuils à partir desquels un encadrement s'impose ? 

À mes yeux, il faudrait que la règle des 3, 4, voire 5 R s'applique à l'ensemble des animaux. Tous, de la mouche au cheval, souffrent - certes, avec plus d'intensité lorsque ce sont des êtres complexes et sociaux. S'il y a incertitude, le principe du bénéfice du doute doit primer.

L'animal n'est pas, comme l'Homme, un « je pense », une conscience représentationnelle ou douée de réflexivité. Mais il est un « je », un être individué, avec des préférences et pas seulement des intérêts liés à ses besoins de base et aux normes de son espèce.

Tel n'est pas le cas des plantes. Elles sont sensibles et peuvent subir un dommage ; elles ont une relation dialectique à leur milieu, mais ce ne sont pas des êtres individués dont la mort (la disparition d’un individu unique, d’un visage) est tragique. Au contraire, les animaux sont des êtres sentients. C'est cette sentience - soit la capacité d'un être à ressentir la douleur, la souffrance et le plaisir à la première personne - qui fait que son existence assigne des limites à notre bon droit.

La plante crève. Un animal meurt. Et nous, très vite, nous savons que nous mourons, la conscience de notre finitude étant, avec notre capacité à être responsables d’êtres dont nous ne voyons pas le visage, avec l’historicité et avec l’importance de la représentation dans la transformation des besoins en désirs, une spécificité humaine.

Beaucoup de chercheurs estiment qu'il est impossible de se passer d'animaux dans la recherche.

En février, la Fondation Descroix-Vernier et le Comité scientifique Pro Anima ont récompensé (par une dotation globale de 110 000 euros, NDLR) trois projets de recherche sur le développement de méthodes non animales. Deux sont portés par des chercheurs du Centre de recherche en cancérologie de Lyon, l'un sur une technologie permettant de conserver, en dehors du corps du patient, l’intégrité biologique d’une tumeur et les interactions cellulaires au sein du tissu, l'autre sur des cultures organoïdes dérivées de patients. Le troisième lauréat, le projet de l'université de Franche-Comté, consiste à développer un modèle de tumeur sur puce pour combattre le glioblastome multiforme. La recherche sans animaux est donc possible. 

Elle est même parfois plus efficace, puisque beaucoup de résultats tirés de l'expérimentation animale ne valent plus sur les humains. Les tissus humains, les humanoïdes, l'intelligence artificielle, les datas, la 3D représentent l'avenir d'une recherche scientifique sans animaux. 

(1) Arts et Savoirs, numéro Animal humanité, sous la direction de G. Séginger, décembre 2018, p 247-262
(2) Le spécisme est un préjugé et une discrimination fondée sur l’espèce qui conduit à refuser toute considération morale à un être parce qu’il n’appartient pas à l’espèce humaine. L’antispécisme implique l’égale considération des intérêts des êtres sentients, mais non l’égalité de traitement et il ne nie pas les différences entre humains et animaux. Voir Manifeste animaliste, Politiser la cause animale, de C. Pelluchon, Rivages, 2021
(3) T. Beauchamp et D. DeGrazia, Principles of Animal Research Ethics, Oxford University Press, 2020

Propos recueillis par Coline Garré

Source : lequotidiendumedecin.fr