Protection de l’enfance

Un nouveau modèle de prise en charge pour les mineurs protégés victimes de violences

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Publié le 10/05/2024
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En préparant l’ouverture à Paris d’un premier centre d’appui à l’enfance, l’association Im’Pactes, fondée par la Pr Céline Gréco, entend offrir aux enfants victimes de violences placés « sous protection » la prise en charge dont ils ont besoin, « en un seul lieu, dans des délais courts mais avec un suivi long ». L’association espère aussi former les professionnels de santé et entamer un déploiement national avec, à terme, un centre par région.

Sans prise en charge médicale précoce, l’espérance de vie des enfants victimes de violences est amputée de vingt ans

Sans prise en charge médicale précoce, l’espérance de vie des enfants victimes de violences est amputée de vingt ans
Crédit photo : GARO/PHANIE

Le sort réservé aux enfants victimes de violences (physiques, psychologiques, sexuelles) ou de négligences – de 1 à 6 % des enfants en France – se traduit en années de vie perdues : sans prise en charge médicale précoce, « leur espérance de vie est amputée de vingt ans en moyenne », lâche la Pr Céline Gréco, cheffe du service de médecine de la douleur et de médecine palliative à l’hôpital Necker-Enfants malades à Paris et chercheuse à l’Institut Imagine. « Les violences et les négligences qu’ils ont subies auront des conséquences sur leur santé », insiste-t-elle.

Les risques associés à l’exposition aux violences sont accrus : maladies cardiovasculaires (2,1 fois plus), cancers (2,3 fois plus), insuffisance respiratoire (3,1 fois plus), accident vasculaire cérébral (2 fois plus), diabète (1,4 fois plus), mais aussi démences (11 fois plus), dépression (37 fois plus) ou encore tentative de suicide. Malgré ces séquelles, les quelque 340 000 mineurs vivant « sous protection » en France – dont la moitié, sous la tutelle de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), vit en foyer ou en famille d’accueil – ne bénéficient pas, dans leur immense majorité, de l’accès aux soins somatiques et psychiques et du suivi médical indispensables.

La loi Taquet de février 2022 impose un bilan à l’entrée dans le dispositif et un suivi pour chaque enfant placé sous protection. Mais dans les faits, « seulement 30 % se voient proposer un bilan complet à l’admission et 10 % ont un suivi », rapporte la Pr Gréco. Ces enfants sont les « laissés-pour-compte du système de santé » et n’ont tout simplement pas accès à l’essentiel et encore moins aux spécialistes (soins dentaires, lunettes, etc.). « C’est une double peine », s’insurge-t-elle.

Une témoin des défaillances

Elle-même victime de violences, prise en charge par l’ASE à 14 ans après le signalement d’une infirmière scolaire, elle raconte son parcours dans le livre La démesure sous le pseudonyme de Céline Raphaël (Éditions Max Milo, 2013). Devenue médecin, elle ne peut que regretter l’insuffisance des moyens humains et financiers investis dans la santé et la scolarité des enfants protégés.

Toutes les couches sociales sont concernées et les violences sont toujours dévastatrices

Pr Céline Gréco, cheffe du service de médecine de la douleur et de médecine palliative à l’hôpital Necker - Enfants malades

Du repérage des maltraitances aux connaissances sur leurs conséquences à long terme, sa propre expérience l’a confrontée au manque de formation et d’information. L’enjeu de la détection des victimes est par exemple de « déconstruire l’idée que les violences appartiennent à un milieu social particulier. Toutes les couches sociales sont concernées et les violences sont toujours dévastatrices », martèle la spécialiste.

En 2021, elle lance le projet Pactes, grâce à un financement de la Fondation des Hôpitaux, avec l’ambition d’améliorer le repérage. La création d’équipes mobiles hospitalières référentes en protection de l’enfance vise à appuyer les professionnels en faisant porter à une équipe dédiée la « charge mentale » associée au diagnostic et au signalement.

Sept équipes hospitalières sont aujourd’hui déployées, dont cinq à l’AP-HP et deux autres à Brest et Grenoble. Toutes ont rejoint le dispositif des Uaped (unités d’accueil pédiatriques des enfants en danger) et des Eprred (équipes pédiatriques régionales de référence pour les enfants en danger) initié par le ministère de la Santé́ et les agences régionales de santé́ (ARS).

Pour compléter ce dispositif de prise en charge des enfants victimes, elle a créé l’association Im’Pactes en 2022, avec cette fois l’ambition d’accompagner ces enfants dans leur scolarité et leur accès à la culture mais aussi de réduire l’ampleur des séquelles des violences et négligences subies. Le volet santé se concentre sur les enfants aux multiples traumatismes et repose sur l’ouverture à Paris d’un premier centre d’appui à l’enfance. Inspirée de structures créées au Canada, aux États-Unis et en Allemagne, l’initiative vise à proposer aux enfants des parcours de soins adaptés, « en un seul lieu, dans des délais courts mais avec un suivi long », explique la Pr Gréco.

Après un bilan complet, trois parcours de prise en charge sont définis. Le premier s’appuie sur un réseau de médecins en ville « avec toutes les spécialités nécessaires, jusqu’à l’orthophoniste », sur le modèle des expérimentations Santé protégée (Nantes) et Pégase (AP-HP). Le deuxième, dit « renforcé », ajoute des rendez-vous de suivi régulier au centre d’appui. Ces deux parcours s’étirent sur 24 mois. Le dernier, dit « intensif », met en place un suivi hebdomadaire.

Alors que 2 à 10 % des enfants placés ont des troubles du neurodéveloppement (TND), la structure adossée à l’hôpital a un grand besoin de psychiatres et de psychologues. Des collaborations sont prévues avec les maisons des femmes pour le suivi gynécologique des adolescentes, mais également pour prendre en soin les enfants victimes collatérales des violences conjugales.

Les enfants protégés sont en réalité les laissés-pour-compte du système de santé

Pr Céline Gréco

Un appui à tous les professionnels

Le centre d’appui se positionne comme point de relais avec les PMI, les médecins référents de la protection de l’enfance, les instituts du psychotrauma… Et veut devenir une structure de formation sur le repérage, la prise en charge et la prévention des traumatismes complexes. « Par manque de places, les enfants intègrent l’ASE de plus en plus tard, souvent avec des traumas plus complexes. Cette situation épuise les éducateurs, non formés à la prise en charge des crises qui peuvent survenir. Il est nécessaire de former un maximum de professionnels pour ne pas aggraver la situation avec une réponse inadaptée », plaide la Pr Gréco.

Après une ouverture prévue fin 2025-début 2026, la structure se donne un an pour éprouver et parfaire son modèle avant d’entamer un déploiement national à partir de 2026. L’objectif est d’atteindre un centre par région. À Paris, l’ambition est donc régionale, avec une prise en charge de l’ensemble des enfants placés avec des traumas complexes d’Île-de-France.

Du côté de l’ASE, l’attente est « majeure » : « les éducateurs coordonnent le suivi médical d’un grand nombre d’enfants, de la prise de rendez-vous médicaux à l’accompagnement à la consultation. Mais ils sont en sous-effectif chronique », rappelle la Pr Gréco. Le modèle proposé entend leur faciliter la tâche avec par exemple des rendez-vous groupés. « À Hambourg, outre le centre d’appui, ils ont déployé des bus pour proposer des consultations avancées dans les zones les moins accessibles », poursuit-elle, semblant rêver d’un développement similaire. « Il faut être prêt à déplacer des montagnes pour faire bouger les choses, mais avec le soutien déterminant de l’AP-HP et l’enthousiasme des autorités (ARS, Cnam, DGOS), j’ai bon espoir que cette bataille n’aura pas été vaine. »

Prévenir, détecter et traiter

Parmi les travaux sur les séquelles à long terme des violences et négligences subies pendant l’enfance, le rapport « Roadmap for Resilience » de la Dr Nadine Burke Harris, pédiatre canado-américaine, ancienne chirurgienne générale de Californie (2019 à 2022), fait référence et offre une synthèse des données disponibles.

Dans ce document de 438 pages remis aux autorités de santé californiennes, elle liste dix évènements traumatiques, répartis en trois catégories, qui touchent les moins de 18 ans : la maltraitance (physique, émotionnelle ou sexuelle) ; la négligence (physique ou émotionnelle) ; et les difficultés familiales (grandir dans un foyer avec un membre incarcéré, souffrant de maladie mentale, dépendant d’une substance, exerçant ou subissant des violences conjugales et/ou dans lequel les parents sont séparés ou divorcés).

Ces évènements traumatiques de l’enfance (« acute childhood experience » ou ACE en anglais) sont fortement associés, avec une corrélation dose-réponse, à de nombreux problèmes de santé et à une mortalité précoce, est-il rappelé. Le mécanisme par lequel ces évènements vécus pendant les périodes critiques et sensibles du développement entraînent des risques accrus pour la santé (ou réponse au stress toxique) est désormais mieux connu. Les ACE peuvent « conduire à une activation prolongée de la réponse biologique au stress et à une perturbation à long terme des mécanismes de régulation neuro-endocriniens-immunitaires-métaboliques et génétiques. Ces changements biologiques peuvent également être transmis à la génération suivante », lit-on.

Pour réduire les séquelles, seule une stratégie intégrant la prévention, la détection précoce et l’intervention rapide est efficace, est-il plaidé. « L'effet synergique d’une prévention primaire, secondaire et tertiaire est illustré par la réponse des États-Unis à l'épidémie de VIH/sida. Les efforts coordonnés de sensibilisation et de prévention du public, de tests de détection précoce et de traitement efficace étaient tous nécessaires pour parvenir à une réduction du taux de mortalité due au sida de plus de 87 % en une génération (de 50 628 décès en 1995 à 6 465 décès en 2015) », souligne la Dr Burke Harris.


Source : Le Quotidien du Médecin