Éclairage d'un expert du médicament

Lévothyrox : le Dr Pigement tire les leçons d'une affaire hors norme

Publié le 13/01/2020
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Alors que le ministère de la Santé annonce le retrait en septembre de l'ancienne formule du médicament, un ouvrage décrypte une crise dont les prolongements judiciaires ne sont pas terminés. L'auteur, médecin, n'est pas tendre avec sa corporation.

Le Dr Pigement, témoin privilégié de dysfonctionnements médicaux, politiques et de communication

Le Dr Pigement, témoin privilégié de dysfonctionnements médicaux, politiques et de communication
Crédit photo : S. Toubon

Ce n'est pas un réquisitoire, plutôt un constat d'insuffisance et de suffisance à la fois, sur une affaire qui aura marqué les années Buzyn. Dans un livre critique, le Dr Claude Pigment revient sur deux ans de crise sanitaire autour du Lévothyrox. Inventaire sans concession dressé par l’ancien « monsieur santé » du PS, qui était alors vice-président du conseil d’administration de l’Agence du médicament (ANSM).

En 194 pages, il propose un récit aussi précis que critique d’un dossier qui restera pour lui hors norme à plusieurs titres. Et d’abord parce qu’il a affecté beaucoup de monde, « sans doute plusieurs centaines de milliers de personnes », estime l’auteur. « Si la gravité des effets est moindre par rapport aux autres crises, le nombre de patients concernés est énorme », consigne en effet le Dr Pigement dans ce livre qui tient du journal de bord rempli par un marin au milieu de la tempête.

Étrange affaire aussi, parce qu'elle reste encore « un mystère scientifique », rappelle-t-il : « à ce jour, ni les victimes […] ni les autorités de santé […] ne sont parvenues à comprendre les causes des effets néfastes de la nouvelle formule » élaborée par Merck KGaA. Avec un tableau épidémiologique inhabituel : dosage de lévothyroxine identique entre l’ancienne et la nouvelle formule, 15 000 à 20 000 signalements d’effets indésirables dans les mois qui ont suivi (et 31 000 entre mars 2017 et avril 2018) la mise sur le marché de la seconde, une majorité de patients souffrant du nouveau produit malgré une TSH normale. 

Une élite médicale épinglée

Avec un peu de recul, le dossier reste, aux yeux de ce spectateur engagé du système de santé, emblématique d’une gestion catastrophique des « sachants ». Le gastroentérologue s’inscrit en faux contre un effet nocebo à grande échelle. Objectant que des patients – dont certaines dans sa patientèle à la clinique d’Aubervilliers – ont manifesté des symptômes bien avant l’alerte publiée dans « Le Parisien » en août 2017.

Son livre égratigne « le dédain de l’élite médicale », endocrinologues au premier chef, à laquelle il reproche de n’avoir pas pris la mesure des récriminations des patients, faute de disposer d’une réponse scientifique. « Le fait que 85 % des malades […] sont des femmes a-t-il été un élément dans le fossé qui s’est creusé entre ces professeurs, très majoritairement des hommes et les patient(e)s », s’interroge au passage l'ex-vice-président de l’ANSM ?

Sa démonstration n’épargne personne. Ni « son » agence « en retard, timorée ou à contretemps », dont il déplore l’absence de réactivité et les erreurs de communication à tous les stades de l’affaire. Ni la ministre de la Santé, tancée pour son inexpérience, son manque d’audace ou son indécision. Ni certains politiques, dont le député cardiologue LR Jean-Pierre Door, sa mission flash sur le sujet étant qualifiée de « mascarade ». Ni le laboratoire épinglé pour son opacité.

La prise de pouvoir des patients

Dans « Lévothyrox, une scandaleuse négligence », c’est pourtant le médecin – qui n'a cessé de réclamer, en vain, aux autorités une enquête scientifique digne de ce nom — qui parle. Plus que le militant socialiste qu’il demeure. Et, s’il garde ses distances avec les initiatives de patients sur le terrain scientifique, il avertit que ce précédent pourrait changer la donne à l’avenir. « Pour la première fois, les associations de patients ont mené des études scientifiques de leur propre initiative. […] Cela me semble constituer une nouvelle étape », prévient-il.

Ce livre très complet pose pourtant plus de questions qu’il n’en résout. À commencer par les raisons qui ont conduit au changement de formule du médicament qui demeurent obscures aux yeux du Dr Pigement. Mais il montre que la prise de pouvoir des patients n’est pas terminée. L’affaire Lévothyrox en serait une nouvelle étape, décisive.

En politique averti, le Dr Pigement suggère même un lien de cause à effet avec la grogne qui a envahi le pays dans son ensemble depuis plus d'un an : « L'impression de mépris ressentie par les patients prenant du Lévothyrox constitue une loupe, qui à l'échelle du pays s'est retrouvée dans la protestation des gilets jaunes, » argue-t-il. Et d'observer par ailleurs, que dans cette crise sanitaire, les réseaux sociaux auront servi, comme jamais auparavant, de caisse de résonance. L’auteur, qui approche des 75 ans, confesse d'ailleurs, que c’est à cette occasion qu’il a ouvert son propre compte Twitter.

« Lévothyrox, une scandaleuse négligence », Dr Claude Pigement, eds L'Archipel, 191 p., 18 euros

"Lévothyrox, une scandaleuse négligence". Claude Pigement, éditions de l'Archipel. Octobre 2019

Paul Bretagne

Source : Le Quotidien du médecin