Faut-il continuer à réaliser des greffes de visage ? Oui, cela doit rester une option possible mais avec « prudence et modération » pour de rares indications et dans le cadre de la recherche clinique, répond l'équipe du Pr Laurent Lantieri à l'AP-HP dans une étude publiée le 1er octobre dans « The Lancet », mise en ligne fin août.
À un peu plus de 10 ans de recul après la première greffe en 2005 à Amiens par l'équipe du Pr Bernard Devauchelle et 38 transplantations dans le monde, dont dix en France, l'heure est venue de faire un point d'étape sur cette allotransplantation de tissu composite (ATC) initialement très controversée et restant aujourd'hui sans alternative.
L'équipe du Pr Lantieri, aujourd'hui à l'hôpital Georges Pompidou et précédemment à l'hôpital Henri Mondor (Créteil) jusqu'en 2012, publie la série des sept patients greffés dans son service, dont six avec un suivi à long terme pendant 6 ans en moyenne.
Deux PHRC en France
Trois groupes de patients greffés ont été définis dans la série de Créteil : les traumas balistiques, accidentels ou par tentatives de suicide (TS), les brûlés et les neurofibromatoses. Rien n'est passé sous silence, tout est retranscrit dans le détail : les deux décès, les rejets aigus, les complications métaboliques, le résultat chirurgical et l'intégration sociale.
La question de continuer les greffes se pose d'autant en France, que les greffes ne sont autorisées que dans le cadre réglementaire de recherche avec des protocoles précis. Sur les deux PHRC (protocole hospitalier de recherche clinique) lancés en France, l'essai de l'AP-HP, qui prévoyait le recrutement de 10 patients, est clos. Le PHRC d'Amiens reste en cours avec trois patients inclus sur les cinq prévus.
Le débat éthique, très vif dans les débuts, est toujours ouvert. La question est devenue sociétale, avec des premières greffes très médiatisées. En 2004, le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) avait émis un avis très réservé, soulignant que « l'échec peut être une aggravation de la situation » en l'absence de réversibilité à l'inverse de l'ablation de la main, une autre ATC, et que « le traitement immunosuppresseur à vie fait passer d'une situation de handicap majeur à celle d'un authentique risque vital ».
Aujourd'hui, « De nombreuses réponses ont été apportées », estime le Pr Laurent Lantieri. Les résultats morphologiques, fonctionnels et sur l'intégration sociale sont bons à très bons ». Le défi chirurgical serait relevé, avec une technique quasi-aboutie. Du triangle nez-bouche, la greffe est passée à des transplants de grande taille, de plus en plus complexe, intéressant la face, le scalp, le massif facial, les maxillaires.
Le défi médical de l'immunologie
Le risque vital existe toujours, « car il n'y a eu aucune révolution en matière d'immunosuppression », explique le Pr Lantieri. Et le défi en matière de greffe est désormais médical. L'état des lieux en immunologie a néanmoins fait des progrès, notamment avec le statut des patients greffés et en particulier la question des grands brûlés.
Sur les deux décès, l'un est survenu précocement à 2 mois chez un patient brûlé des suites d'une infection sur des transplants abîmés. « Les patients brûlés sont à haut risque de rejet, explique le Dr Mikael Hivelin, co-auteur et coordinateur de l'étude. En raison de transfusions multiples et de séjours en réanimation, ils sont sensibilisés et ont développé des anticorps contre les groupes tissulaires rencontrés ».
Pour les greffes de visage, l'immunosuppression reste importante car la peau est très immunogène. Les rejets aigus sont inévitables et à chaque fois, le greffon cicatrise avec une perte de fonction. Dans la série parisienne, aucune tumeur n'est survenue. « Nos patients sont jeunes, maximum 40 ans, fait remarquer Mikael Hivelin. Mais le risque de cancers augmente inévitablement après 10-15 ans d'immunosuppression, ce sont surtout des tumeurs cutanées de type basocellulaire, puis des cancers du rein et de façon plus rare tout type d'autres tumeurs. L'immunosuppression a un rôle de promoteur du cancer qu'il soit solide ou liquide ».
L'étude parisienne met en lumière la question prégnante de la sélection et de l'évaluation des patients. « Les meilleurs résultats esthétiques sont obtenus avec les traumas balistiques, explique Laurent Lantieri. Pourtant l'un des deux décès est survenu chez un patient qui avait fait une tentative de suicide (TS.) et qui s'est suicidé trois ans et demi après la greffe ». « Il était pourtant très content de la greffe, qu'il s'est appropriée tout de suite, ajoute Mikael Hivelin. Mais dès que le suivi s'est espacé, il n'a pas supporté d'être moins entouré et de revenir à l'anonymat. »
La difficile sélection des patients psychiatriques
L'évaluation psychiatrique est délicate et difficile. « Il n'est pas question de récuser tous les patients ayant fait une TS par balle, poursuit Laurent Lantieri. On fait des greffes hépatiques à des patients ayant fait une hépatite fulminante par TS médicamenteuse. Les troubles psychiatriques ne sont pas une contre-indication absolue, mais la greffe de visage ne soigne pas les problèmes psychiatriques. » Ainsi, a contrario, si les résultats esthétiques chez les patients ayant une neurofibromatose sont moins bons, les patients vont bien.
Pour Mikael Hivelin, la greffe du visage est aujourd'hui davantage une aventure éthique que chirurgicale. La balance entre les bénéfices et les risques doit être minutieusement posée. « C'est un échange d'années d'espérance de vie contre des années de qualité de vie, expose-t-il. Le fait de rétablir une intégration sociale peut avoir aussi un caractère vital. L'évaluation est faite en collaboration étroite avec psychiatre et psychologue ».
Une nouvelle problématique va émerger avec le suivi à plus long terme : celle de la retansplantation. « Les greffons s'abîment inévitablement avec le temps suite aux rejets aigus répétés et au rejet chronique, explique Mikael Hivelin. D'ici 5 à 10 ans, la question de la retransplantation va se poser ».
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