Management « brutal », « logique de soumission » et pratiques médicales « déviantes » : ce que dit le rapport accablant de l’Igas sur l’IHU de Marseille

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Publié le 06/09/2022

Crédit photo : AFP

Le document de 150 pages publié le 5 septembre est accablant. Dans son rapport de contrôle de l’IHU Méditerranée Infection, l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) étrille le fonctionnement de l’établissement alors dirigé par Didier Raoult, tant d’un point de vue scientifique que managérial.

« Plusieurs éléments » révélés par le document sont « susceptibles de constituer des délits ou des manquements graves à la réglementation en matière de santé ou de recherche », résument les ministres François Braun (Santé) et Sylvie Retailleau (Enseignement supérieur) dans un communiqué commun. Ils précisent avoir saisi le procureur de la République de Marseille.

« Monarchie absolue »

Après avoir réalisé près de 300 entretiens – dont beaucoup ont souhaité rester anonymes – l’Igas a mis en lumière un système de management « pyramidal », centré autour de la figure du Pr Raoult. « Tous les témoignages recueillis convergent vers un même point : le professeur Raoult est omniprésent et est le décideur final », détaille l’Igas.

« C’est la Monarchie absolue, le fonctionnement de la Cour du Roi Soleil », témoigne l’une des personnes interrogées. Selon l’Igas, aucune place n’est laissée à la contradiction, entraînant au sein des équipes médicales « une forte censure » de chacun. Un témoignage résume à lui seul le management de l’IHU : « vous n’êtes pas là pour réfléchir ».

Pas de débats

Beaucoup pointent du doigt la logique de peur qui régnait, notamment lors des staffs hebdomadaires, grand-messe du mercredi soir. « C’était un staff où Didier Raoult se montrait franchement tyrannique. Au premier rang, il y faisait régner la terreur. Les internes étaient rabroués », témoigne une personne. Et ce n’est pas seulement le comportement du médiatique infectiologue marseillais qui est fustigé par l’Igas, mais bien un système « tentaculaire », dans lequel les PU-PH prennent une part importante.

C’est « un modèle où le dévouement, la sujétion, parfois la peur d’être convoqué sur place et sans délai, la propension quasi systématique à vérifier ce qui est fait, par qui et quand, installent une logique de soumission », note le rapport. Un climat « sans véritable contrepoids interne » qui a pour conséquence de nuire « considérablement à la qualité de la recherche et de l’exercice des activités médicales ».

Peur des représailles professionnelles

Pire, l’Igas fait état d’un mal-être profond d'une partie des équipes de l'IHU, décrivant « un management souvent brutal, parfois humiliant », ponctué de propos offensants. « Plusieurs témoignages font ainsi état de situations vexatoires en public lors des staffs, du comportement fréquemment agressif : cris, hurlement, de propos dévalorisants laissant des participants en sortir en pleurs », illustre l’Igas, qui parle clairement d'un management générateur de risques psychosociaux. Par exemple, un agent hospitalier a été victime « d’un jet d’ordinateur » de la part d’un membre de la direction de l’IHU, sans qu’il ne soit touché.

Des « brimades » et des « propos misogynes » de la part des chefs de service qui visent particulièrement les étudiants sont aussi rapportés. L’Igas évoque ainsi des situations « pouvant s’apparenter à des violences sexistes et sexuelles ». En 2017 déjà, un signalement avait été porté au parquet de Marseille pour dénoncer « des comportements à connotation sexuelle très marquée à l’encontre d’étudiantes ». Un directeur de recherche du CNRS avait été révoqué de ses fonctions, mais « il est revenu cependant dans les locaux d’une start-up créée par l’IHU après une démarche engagée au conseil de laboratoire VITROME en mars 2020 pour le réintégrer », indique le rapport.

Pourquoi ces témoignages n’émergent que maintenant ? Car « les personnes entendues expriment très clairement une véritable inquiétude pour leur déroulement de carrière, voire de "représailles" pour les internes ou les doctorants, mais aussi pour les professionnels plus aguerris, et d’un "interdit professionnel" sur Marseille en maladies infectieuses », souligne le rapport.

« L’anéantissement de tout raisonnement clinique »

Au fil des 150 pages, les témoignages des carabins et futurs médecins en poste à l’IHU témoignent de situations anormales. En plus de rapporter des humiliations, certains internes en maladies infectieuses et tropicales questionnent la démarche scientifique mise en place par l’établissement marseillais. « On ne te demande pas de comprendre, on te demande d’obéir », résume un anonyme. D’autres évoquent « l’anéantissement de tout raisonnement clinique » avec un climat dans lequel « on se doit de démontrer l'hypothèse de départ ».

« De jeunes chercheurs disent édulcorer volontairement les résultats et les données, ou supprimer des choses qui ne marchent pas, pour ne pas subir de pression », abonde l’Igas. Le tout dans un contexte de course à la publication scientifique, institué par l’IHU.

Pression à la prescription

Ces lacunes managériales se mêlent à des pratiques médicales et scientifiques « déviantes » selon l'Igas, dont une partie peut relever de poursuites pénales. « Si une prescription de l'IHU est anormale ou exceptionnelle, c'est normal c'est l'IHU ! », résume un témoignage.

Pour la tuberculose, comme pour le Covid, l’usage du « hors AMM » est légion. Sulfadiazine, minocycline, disulone, hydroxychloroquine ou ivermectine sont prescrits « alors que ces protocoles hors AMM n'entrent pas dans les dispositifs dérogatoires que sont l'accès précoce et l'accès compassionnel, et que ce ne sont pas non plus des essais cliniques autorisés », tacle l’Igas.

Sur le célèbre volet hydroxychloroquine, des témoignages évoquent carrément une pression à prescrire face à la pandémie de Covid. « Nombre de médecins officiant au sein de l’IHU ont indiqué essayer de trouver le maximum de contre-indications pour éviter de prescrire HCQ, malgré les "rappels à l'ordre" fréquents », indique l’Igas. Des rappels à l’ordre envers les internes et praticiens récalcitrants, notamment de la part des PU-PH par le biais de boucles WhatsApp. Ces faits sont de nature à relever d’une qualification pénale.

Dans ses observations rendues à l’Inspection, le Pr Didier Raoult dément cette pression à la prescription. « L'accusation d'obligation de prescription n'est en aucun cas factuelle. Parmi les 10 429 patients pris en charge à l'hôpital de jour en 2020, 2 114 (20 %) n'ont pas été traités par l'association hydroxychloroquine et azithromycine », rétorque l’infectiologue marseillais. 

Manquements graves

Tests non conformes, guide de prescription d'antibiotiques « obsolètes », suspicion de fraude scientifique, mais aussi « manquement graves » jusque dans la conduite des recherches cliniques : plusieurs conclusions de l’Igas peuvent relever de la poursuite pénale. Dans le cadre de protocoles cliniques par exemple, certains consentements étaient signés par des personnes non francophones, avec parmi les patients, des mineurs et des sans domicile fixe. En défense, Didier Raoult fustige un rapport « qui s’est principalement attelé à compiler des commentaires désobligeants contre le directeur de l’IHU-MI » et un harcèlement administratif.


Source : lequotidiendumedecin.fr