LE QUOTIDIEN : Vous avez reçu le titre de membre Honoris causa à l’Académie de médecine mardi 11 janvier. Lors de votre conférence sur le viol comme arme de guerre, vous avez appelé la France à jouer son rôle de leadership et les médecins à faire entendre leurs voix. Qu’attendez-vous concrètement ?
Dr DENIS MUKWEGE : La situation que vit la République démocratique du Congo (RDC) depuis un quart de siècle est un drame pour les femmes, une tragédie pour les familles. L'on déplore six millions de morts, quatre à six millions de personnes seraient déplacées, et des milliers de femmes ont été violées avec une extrême violence. Si le monde se tait alors que des gens se permettent de violer des femmes, de les empaler et de les enterrer vivantes, c’est que nous avons perdu notre humanité commune.
La France est le pays des droits de l’homme. Elle est francophone, comme la RDC. La France peut donc être un leader pour dire : « le monde ne doit pas se taire ». Devant l'Académie de médecine, j'ai pu m'adresser à mes collègues médecins, et leur dire que la situation est dramatique. J'ai publié des articles scientifiques dans des revues médicales. Les médecins ont donc un soubassement pour soutenir notre combat : demander que les criminels cessent de sévir. En RDC, les criminels sont connus. Le rapport Mapping, réalisé par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) il y a dix ans, est une cartographie de 617 crimes commis entre mars 1993 et juin 2003, qui peuvent être qualifiés de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre, voire d’actes constitutifs de génocide. Les experts demandent notamment la mise en place d'un tribunal pénal international pour le Congo. Malheureusement, les criminels ont été plus puissants que les États, les obligeant à se taire et à ranger le rapport dans le tiroir. Ce n’est pas acceptable. Accepter cela serait se résigner à ce que les forts écrasent les faibles et imposent aux autres le silence.
J'étais particulièrement content de dialoguer avec des médecins français : la loi leur permet depuis peu (le 21 juillet 2020, NDLR) de déroger au secret professionnel lorsqu'ils pensent qu'une femme est en danger. Le médecin a la responsabilité de protéger, de soigner et de guérir, s'il le peut ; il faut utiliser cette ouverture et ne plus se cacher derrière le secret médical.
Vous avez étudié la gynécologie à Angers entre 1985 et 1989, l’Académie vous distingue. Quels sont vos liens avec la France ?
J’ai en effet étudié la médecine à Angers et j'ai toujours gardé ce contact avec cette ville et ses alentours. J'entretiens avec la France une relation privilégiée et particulière, sans laquelle il m'aurait été très difficile d'entreprendre ce que j'ai fait. Des amis du Maine-et-Loire m'ont soutenu lorsque j'ai quitté la France en 1989, et ils m'ont aidé à construire un système de soins de santé primaire en RDC pour lutter contre la mortalité maternelle. Nous avons collecté des fonds qu'ils m'ont envoyés et grâce auxquels nous avons construit une douzaine de centres de santé et une école d’infirmiers et de sages-femmes. Plus tard, j'ai aussi pu envoyer mes propres étudiants à Angers, où ils ont pu perfectionner leur formation de courte durée.
Vous avez fondé l’hôpital de Panzi à Bukavu en 1999. Avec plus de 20 ans de recul, quel bilan tirez-vous du guichet unique avec prise en charge multidisciplinaire ? À quels défis organisationnels êtes-vous confronté aujourd’hui ?
Le système de « One Stop Center » de guichet unique assurant une prise en charge holistique des victimes de violences sexuelles (médicale, psychologique, juridique, et socio-économique) permet aux femmes de retourner à une vie, non pas normale, mais acceptable. Lorsqu'on ne les traitait que médicalement, on observait que les troubles psychologiques dont elles souffraient entravaient leur pleine réinsertion. Une véritable réintégration passe par l'autonomie. Une femme qui a un travail et gagne son argent peut décider de sa vie et de son corps. Elle n'a besoin de personne pour lui assigner une place.
Une femme m'a bouleversé un jour : elle revenait me voir en me disant que grâce à l'accompagnement reçu à Panzi après avoir été abandonnée par son mari, elle avait pu construire sa maison. Elle me disait avec fierté : « j'ai un chez moi ; si un homme m'aime, et que j'accepte de vivre avec lui, c'est lui qui viendra chez moi. Je n'irai plus vivre chez un homme. S'il veut partir, je resterai, avec mes enfants, dont j'assure l'éducation ». Cette autonomie retrouvée, ça, c'est une réussite.
En revanche, c'est plus compliqué sur le plan légal. Nous avons dû nous battre pendant cinq ans pour qu'un chef de milice, qu'on savait coupable de viols sur des enfants de moins de cinq ans dans le village Kavumu de l'est de la RDC, soit arrêté, jugé et condamné. Du jour au lendemain, il n'y a plus eu de viol d'enfants dans le village. Mais il a fallu attendre des années, et toutes nos actions n'ont pas immédiatement marché, plus de 200 petits ont été violés. Ne pas utiliser l'outil qu'est la justice, c'est comme devenir complice des criminels.
Cela rejoint notre combat pour déterrer le rapport Mapping. Nous connaissons des responsables dans l'armée congolaise, rwandaise, ougandaise, qui ont commis des exactions et sont en liberté pour des raisons d'ordre géostratégique. Mais quelle géostratégie pouvons-nous attendre si l'homme n'est pas au centre des enjeux ?
Pour revenir sur Panzi, ce modèle a-t-il fait des émules ?
Ce modèle a été étendu dans plusieurs zones de RDC. Nous y avons aussi eu recours pour prendre en charge les femmes guinéennes victimes de viol le 28 septembre 2009 dans un stade de Conakry. Aujourd'hui, nous l'implantons en République centrafricaine (RCA), avec notamment le soutien de l'Agence française de développement, car ce qui se passe en RCA en termes de viols est catastrophique. Nous sommes également en lien avec l'organisation irakienne de Nadia Murad (ex-esclave du groupe « État Islamique », qui a aussi reçu le prix Nobel de la Paix en 2018, NLDR) pour voir ce que nous pouvons faire.
Ce modèle prend de l’ampleur sur le plan continental et planétaire. Toutes les femmes victimes de violences sexuelles dans des zones de conflits devraient pouvoir bénéficier de cette prise en charge médicale, psychologique, socio-économique et juridique. Ce modèle doit être un droit. Une société qui n'a pas su protéger une jeune fille ou une femme d'un viol a l'obligation de la prendre en charge, à tous les niveaux.
En RDC, quelle est la situation dans le pays ? Êtes-vous toujours sous protection de la Monusco* ?
La situation sécuritaire est volatile. Le président de la République Félix Tshisekedi, après avoir décrété un état de siège dans le Nord-Kivu et en Ituri et l'avoir renouvelé 15 fois, a fait appel à l'armée ougandaise. L'armée burundaise est aussi présente au Congo, ce n'est plus un secret. Lorsqu'on délègue de tels postes régaliens à d'autres pays, c'est qu'on n'est plus capable d'assurer la sécurité de son pays comme on devrait le faire.
Malheureusement, je ne peux pas faire confiance aux polices étrangères qui ont causé du tort et entretenu des groupes rebelles. Je les considère comme des pompiers pyromanes. Aussi, ma sécurité est-elle assurée par la police de l'Organisation des Nations unies (ONU).
En avril 2021, vous avez cosigné une lettre appelant à lever les vaccins sur les brevets. Quel est votre regard sur la réponse mondiale à la pandémie ?
La réponse mondiale est très faible. Le continent africain est le moins vacciné, notamment parce que les vaccins font défaut et ne sont pas suffisamment déployés. Or on ne peut lutter contre cette pandémie de façon sectaire. La lutte doit reposer sur une stratégie globale, ce qui implique beaucoup de dépenses. Malheureusement, beaucoup de pays refusent d'en faire une priorité, ce qui risque de retarder les résultats escomptés de la vaccination.
*Mission de l'ONU pour la stabilisation en RDC
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