L’évolution géopolitique des records du monde

Le sport comme indicateur de performance politique

Publié le 27/10/2009
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Crédit photo : IRMES

APRÈS AVOIR étudié le lien entre la physiologie individuelle et les performances maximales de l’espèce humaine (« le Quotidien » du 7 février 2008), l’Institut de recherche médicale et d’épidémiologie du sport (IRMES) se penche à présent sur l’analyse nationale des records, considérés comme des marqueurs d’événements historiques ou politiques (guerres mondiales, grande dépression, guerre froide, révolution culturelle, chute de l’URSS). Dirigée par Marion Guillaume, cette nouvelle étude* confirme ce qu’empiriquement tout un chacun a pu vérifier au long de l’histoire du XX e siècle : les États se confrontent et mesurent leurs forces sur les stades, par champions interposés, dans « leur inlassable quête gourmande des records ».

Jusqu’à 2 876 records du monde (RM) battus par les sportifs de 63 pays ont été analysés géographiquement et modélisés selon différents facteurs par régions du monde (Amérique du Nord, Europe de l’Ouest, Europe de l’Est, Russie, Océanie, Chine et Afrique). Et le premier enseignement de l’évolution observée au cours des 112 années étudiées (de la première olympiade, en 1896, à la dernière, en 2008) révèle que le sport n’échappe pas à la tendance universelle à la mondialisation : de 1897 à 1946, 79,9 % des records étaient établis « à la maison », la distance géographique et la grande crise de 1929 rendant les déplacements difficiles et coûteux pour les pays non-européens. L’Europe se réservait alors le maximum de médailles. À partir de 1946, la facilitation des transports et la croissance du nombre d’athlètes et de nations a renversé la tendance : les records à la maison ne sont plus que 23,3 % en 2008. Cela dit, quand ils sont organisateurs de compétitions internationales, des pays (États-Unis, Russie, Chine) conservent, aujourd’hui encore, un « taux de rendement » particulièrement élevé pour les RM à domicile. Les jeux de Pékin, l’an dernier, ont été édifiants à cet égard. Pour les auteurs, plusieurs facteurs concourraient à ce résultat : motivation de l’athlète dans l’espoir d’une plus grande reconnaissance sur ses terres, absence de décalage horaire, pression du gouvernement local sur ses athlètes, voire procédures antidopage plus légères, ou contrôles plus conciliants de la validité des performances.

Un atlas historique et géographique.

En décortiquant différents facteurs statistiques (taux de rendement d’un pays, taux annuel cumulé de progression, rapport annuel de RM à domicile par rapport au nombre total de RM de l’année), l’étude parvient à corréler avec précision l’impact positif ou négatif de facteurs historiques sur les performances humaines, vérifiant l’hypothèse de départ : un lien existe bel et bien entre économie, politique et sport. Au final, c’est un atlas inédit, historique et géographique, qui prend forme, région par région :

– Europe de l’Ouest : après avoir été la première région sportive jusqu’en 1939, elle reconstruit son économie et ses proportions annuelles cumulées de RM ralentissent ; après la guerre, elle est supplantée par les États-Unis et l’Union soviétique. Mais avec la nouvelle redistribution géopolitique de 1990, sa pente de progression augmente à nouveau.

– États-Unis : après la récession, la Deuxième Guerre mondiale et la guerre froide stimulent l’économie et la croissance des RM américaine s’accélère jusqu’à atteindre son maximum au début des années 1970. Depuis, la pente de la courbe est en chute.

– Russie : grâce au stalinisme et à son investissement industriel massif, au stakhanovisme et aux plans quinquennaux, à partir de 1935, la courbe russe va progresser. La croissance est la plus élevée entre 1950 et 1989, la Perestroïka de Gorbatchev occasionnant en 1983 un début de ralentissement. Les années 1990 enregistrent un tassement que les auteurs mettent en rapport avec, pour la même période, l’évolution de l’espérance de vie, qui ne progresse plus.

– Europe de l’Est : jusqu’en 1970, sa progression est faible, mais entre 1970 et 1989, la courbe augmente fortement. L’Allemagne de l’Est détient 48 % des RM de cette région. Par la suite, les archives de la Stasi ont révélé l’organisation étatique du sport, fondée sur des systèmes de détection précoce et méthodique, avec le recours institutionnalisé au dopage.

– Chine : son premier RM date de 1956, avec une progression décrétée pendant la décennie suivante par Mao Zedong qui déclare que le sport « maintient la dignité et l’indépendance de la nation chinoise ». Mais, de 1966 à 1976, la révolution culturelle brisera cet élan. Il faut attendre 1979 pour que le changement de ligne politique entraîne un redressement de la courbe. À partir de 1990, la pente de croissance des RM chinois accélère avec un taux annuel cumulé global de 0,0020, dix fois supérieur à celui enregistré lors de la décennie précédente. Cette augmentation de la courbe chinoise est d’autant plus notable que, dans le même temps, celles de toutes les autres régions du monde sont orientées à la baisse.

Avec cette analyse, l’IRMES estime avoir forgé un nouvel indicateur des performances humaines. Et les épidémiologistes du sport proposent de l’intégrer, comme outil d’évaluation du développement des nations, aux autres grands paramètres que sont le produit intérieur brut, l’espérance de vie, ou la démographie.

* PLoS ONE, mis en ligne ce 28 octobre.

 CHRISTIAN DELAHAYE

Source : lequotidiendumedecin.fr