Prévention : faut-il susciter la peur et choquer, juste pour alerter ?

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Publié le 07/10/2022
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Des images chocs pour faire réagir : un spot destiné à alerter sur le suicide des soignants a récemment fait polémique au sein même de la communauté médicale. Jusqu'où la peur ou la violence peuvent-elles servir à la prévention ? Quelle peut être leur efficacité, et selon quelle éthique ? Éléments de réponse.
Les images violentes apposées sur les paquets de cigarettes cassent leur attractivité

Les images violentes apposées sur les paquets de cigarettes cassent leur attractivité
Crédit photo : Phanie

Chambre d'hôpital ; trois soignants s'approchent d'une patiente âgée alitée et s'enquièrent de son état. « Fort bien. Grâce à vous », répond-elle, affable. « Tant mieux, parce que nous, ça ne va pas. Du tout », rétorque dans un brusque changement de ton la médecin, avant de saisir une arme à feu, tandis que le deuxième soignant se jette par la fenêtre, quand le troisième se pend. « Trois professionnels de la santé se suicident tous les deux jours », commente une voix off d'outre-tombe.

Choquer pour éveiller les consciences sur la souffrance du monde de la santé : l'ambition était assumée par l'association de Soins aux professionnels de santé (SPS) à l'origine de ce spot d'une minute, diffusée sur internet fin août.

Mais il fut accueilli par une volée de bois vert par les acteurs de la prévention du suicide, les responsables du programme Papageno de lutte contre la contagion suicidaire en tête, qui ont même demandé son retrait. Sensationnaliste, trop explicite dans la représentation du geste suicidaire, il peut générer de l'angoisse - voire réactiver des troubles de stress post-traumatique - chez les personnes concernées, les endeuillés, les soignants, ou même de la culpabilité chez les patients impuissants, sans proposer la moindre solution, ont dénoncé plusieurs psychiatres spécialistes de la prévention du suicide. Droit dans ses bottes, le président de SPS, le Dr Éric Henry, a revendiqué sa volonté de lutter contre l'immobilisme.

La lutte contre la violence, les addictions ou les accidents de la route peut-elle justifier le recours à la violence ? La peur peut-elle faire changer les comportements en santé ?

Une vertu de la peur sous conditions

Le recours à la peur ou plus largement aux émotions négatives (dégoût, culpabilité…) dans le domaine de la prévention est étudié depuis les années 1950 en psychologie sociale. La littérature est abondante et nuancée.

« Des images choquantes auront l'avantage d'attirer l'attention, de susciter une prise de conscience et de faire réagir ; elles ne laissent pas insensibles, à condition, d'une part, qu'il existe une solution efficace, et, d'autre part, que le spectateur se sente en mesure de la mettre en place », explique Karine Gallopel-Morvan, professeure de marketing social à l'École des hautes études en santé publique (EHESP). Avant de nuancer : « dans un contexte normal », les études ayant été menées avant le Covid, la guerre en Ukraine, les inquiétudes autour du réchauffement climatique, etc. « Les associations, notamment, recourent à ces leviers car elles ont l'impression que seul le buzz fera parler de leur cause ; surtout quand elles n'ont pas d'argent », ajoute-t-elle.

Les autorités s'y sont parfois essayées. Exemple de campagne choc réussie, se souvient Karine Gallopel-Morvan : « Révélation », lancée en 2002 par l'Assurance-maladie et l'Inpes (ex-Santé publique France). Un spot déclamant « Avis aux consommateurs : des traces d'acide cyanhydrique, de mercure, d'acétone et d'ammoniac ont été décelées dans un produit de consommation courante » fut diffusé à la télévision à heure de grande écoute ; l'identité du coupable, la fumée de cigarette, n'était révélée que les jours suivants. Entretemps, les appels au numéro diffusé ont explosé et la campagne a été appréciée et mémorisée.

Les images violentes, dégoûtantes ou bouleversantes apposées sur les paquets de cigarettes ont aussi pour mérite de « faire parler, de casser l'attractivité du paquet, d'augmenter la perception des risques - car, oui, au-delà du cancer, certains risques sont méconnus, comme la bronchopneumopathie obstructive chronique (BPCO) et les maladies cardiovasculaires, les atteintes sur les dents et les yeux -, et de renforcer la mémorisation du message », analyse Karine Gallopel-Morvan. De là à conduire au sevrage ? « Là n'est pas le seul but recherché. Si je n'ai pas retrouvé d'effet boomerang chez les fumeurs (avec des comportements inverses à l'objectif recherché), il faut reconnaître que ce groupe présente davantage de réactions négatives vis-à-vis de telles campagnes », répond-elle.

Sans nier qu'à certaines conditions les campagnes chocs peuvent ouvrir un espace d'écoute, Xavier Briffault, sociologue chargé de recherche au CNRS, souligne qu'elles ciblent souvent une seule cause… sans tenir compte des effets collatéraux, qui peuvent être toxiques. « Il serait illusoire de penser que les grandes campagnes sur les violences conjugales qui ciblent tout le monde sensibilisent la minorité des coupables, estime-t-il. En revanche, elles impactent la totalité de la population, ce qui n'est pas anodin sur les relations intergenres. En outre, cela risque de produire des effets d'évitement, de déni, des stratégies de rationalisation, des comportements alexithymiques, voire provocateurs. » Autre illustration : « La communication autour du Covid a beaucoup joué sur la réprobation sociale. C'est efficace, mais c'est pathogène et anxiogène, d'autant que les moyens de se protéger (les masques bien utilisés !) ont été peu explicités », regrette le chercheur.

Du côté de l'Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP), le conseil de l'éthique considère dans un avis de 2009 que « dénoncer des actes intolérables (comme la violence à l’encontre des enfants, des femmes ou du conjoint, ou comme la maltraitance animale) ne justifie pas de les montrer avec toute leur brutalité ». « Les autorités ou associations peuvent interpeller, mais sans montrer des situations dangereuses - ce qui peut être contreproductif (en les banalisant, voire en les rendant attirantes pour certains) - ni heurter la sensibilité outre mesure. Et toujours à condition de proposer des solutions », commente Julie Joseph, responsable déontologie de l'ARPP. Sont ainsi rejetées en France (car chaque pays possède sa propre culture de ce qui est représentable) les images trop crues, sanguinolentes, les blessures, etc.

Jouer sur un ensemble de facteurs

Si la peur est un levier à actionner avec prudence, y a-t-il d'autres émotions grâce auxquelles les campagnes de sensibilisation feraient des miracles en termes de prévention ?

La réponse est unanime : aucune campagne ne saurait à elle seule modifier les comportements. « La lutte contre le tabac suppose de combiner les mesures évaluées comme efficaces : l'augmentation des prix des cigarettes, la mise en place de substituts nicotiniques et d'aides à l'arrêt gratuits, une grande manifestation comme le Mois sans tabac, une moindre accessibilité au produit… De même pour le Nutri-Score : il faut en plus que les produits soient disponibles, visibles, peu chers, etc. », illustre Karine Gallopel-Morvan. « Seules les campagnes lancées dans un contexte favorable à la cause fonctionnent. Sinon, cela risque de n'être qu'un moyen pour les politiques de se donner bonne conscience », poursuit-elle.

C'est la menace qui pèse sur la campagne de prévention en santé mentale lancée par Santé publique France au printemps 2021, « En parler, c'est déjà se soigner », selon Xavier Briffault. « Elle joue sûrement sur de bons ressorts, mais l'offre de soins en place et les dernières annonces, comme le remboursement des psychologues, ne sont pas proportionnées à la gravité du problème ! », regrette-t-il.

Les chercheurs insistent sur la nécessité de cibler les publics destinataires d'une campagne, ce qui suppose de bien les connaître. « Cette année, le Mois sans tabac (lancée dans un tout autre contexte en 2016) doit être précédé d'une réflexion sur les personnes qui ont repris la cigarette depuis le Covid, pour mieux comprendre ces rechutes et calibrer l'accompagnement », pointe Karine Gallopel-Morvan. « Oublier des populations à risque serait une dérive éthique, tout comme ne pas s'interroger sur les personnes qui verront les messages (par exemple, les enfants) », ajoute-t-elle.

Selon Xavier Briffault, le numérique est un atout pour développer une telle prévention singularisée. « Une fois réglés les problèmes de confidentialité, Mon espace santé pourrait faire remonter des données intéressantes sur une personne ou un groupe, pour agir dans son quotidien et proposer des solutions concrètes », préconise-t-il. Il salue aussi les efforts de SPF pour communiquer auprès des jeunes sur leurs réseaux sociaux, parfois via des influenceurs. Sauf pour des phénomènes totalement inédits, « on peut se passer des grandes campagnes articulées autour du plus petit dénominateur commun, qui versent trop souvent dans l'infantilisation ou le punitif », conclut-il.

Coline Garré

Source : Le Quotidien du médecin