Forte dose de baclofène chez les patients alcoolo-dépendants : Alpadir, un essai randomisé versus placebo Reynaud M, Aubin HJ, Trinquet F et al. A Randomized, Placebo-Controlled Study of High-Dose Baclofen in Alcohol-Dependent Patients - The Alpadir Study Alcohol and Alcoholism 2017 ; 52:439-46.
CONTEXTE
La baclofène per os dispose d’une AMM dans les contractures spastiques d’origine neurologique à la posologie de 30 à 80 mg/j. En 2005, puis en 2008, Olivier Ameisen, cardiologue alcoolo-dépendant consommant une bouteille de whisky/jour (décédé en 2013), a publié l’étude de son propre cas (1), puis un best-seller (2) dans lesquels il affirmait avoir guéri son addiction grâce au baclofène, à une posologie quotidienne variant de 120 à 270 mg/j pendant 9 mois.
Ces publications ont suscité un immense espoir chez les patients ayant des problèmes avec l’alcool et chez les psychiatres, généralistes et “addictologues” particulièrement investis dans leur prise en charge. Imprégnés d’espérances, ces médecins se sont mis à prescrire ou à proposer du baclofène à posologies hors AMM à leurs patients. À titre d’exemple, entre 2009 et 2015, 77 % des 277 000 instaurations de baclofène ont eu lieu hors indication neurologique (3). En 2014, le développement de ce phénomène et le lobby des associations de patients, des industriels et des médecins, convaincus, ont amené l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) à octroyer une recommandation temporaire d’utilisation (RTU) au baclofène dans cette indication (avec son remboursement).
Par ailleurs, en 2012, en l’absence de données scientifiques solides sur l’efficacité et la sécurité d’emploi du baclofène à forte dose, l’ANSM a suscité puis autorisé la mise en place de deux essais randomisés, l’un en médecine générale (Bacloville) et l’autre en milieu hospitalier (Alpadir). Ce dernier est l'objet de ce compte rendu commenté.
OBJECTIFS
► Évaluer l’efficacité et la sécurité d’emploi du baclofène à la posologie cible de 180 mg/j sur le maintien de l’abstinence à 5 mois et la réduction de la consommation d’alcool chez des patients alcoolo-dépendants préalablement sevrés.
MÉTHODE
Essai randomisé en double insu versus placebo d’une durée de 6 mois conduit dans 39 centres hospitaliers français.
► Les patients inclus étaient alcoolo-dépendants (selon le DSM-IV), avaient déjà tenté un sevrage au moins une fois dans leur vie et étaient totalement abstinents depuis 3 à 14 jours à la suite d’un sevrage volontaire avant la randomisation. Les critères de non-inclusion étaient très nombreux et médicalement ou sociologiquement légitimes.
► Les patients inclus ont été randomisés soit dans le groupe baclofène progressivement titré à la posologie cible de 180 mg/j (9 comprimés), soit dans le groupe placebo selon la même séquence : 7 semaines de titration, 17 semaines de traitement de maintenance à la posologie maximum tolérée, puis 2 semaines d’arrêt progressif. La dernière visite avait lieu 4 semaines après l’arrêt définitif du traitement. La consommation antérieure d’alcool en grammes par jour (un verre de vin = 1 bière = 1 whisky = 1 cognac = 10 grammes d’alcool) pendant le mois précédant le sevrage a été recueillie selon les déclarations du patient à l’inclusion.
► Le critère de jugement principal était l’abstinence complète pendant 20 semaines consécutives entre le 1er jour de la cinquième semaine de titration (J29) et la fin de la période de maintenance à une posologie atteinte ≥ 90 mg/j (J168). Le principal critère secondaire était la réduction de la consommation d’alcool (en grammes/j par rapport à l’inclusion) et le nombre de jours sans alcool pendant les 28 derniers jours du traitement de maintenance. Les autres critères secondaires étaient le craving (pulsion incontrôlable de boire de l’alcool), mesuré par l’échelle validée OCDS (4), et diverses échelles de qualité de vie, de dépression et d’anxiété.
► La principale analyse statistique a été faite dans la population ayant pris au moins une dose du traitement alloué et ayant fourni au moins une donnée sur la consommation d’alcool au cours de l'essai. Les données manquantes ont été imputées selon la méthode d’imputation multiple (la consommation moyenne d’alcool indiquée par les patients du groupe placebo à chaque visite était attribuée aux patients dont les données étaient manquantes à cette visite et dans les 2 groupes). Tous les patients sortis d’essai avant J29 ont été considérés comme des échecs. Sur la base d’une hypothèse de 25 % d’abstinence dans le groupe placebo et de 45 % dans le groupe baclofène avec une puissance de 90 % et un risque alpha < 5 %, il fallait inclure 158 patients dans chaque groupe. Pour le critère principal, l’analyse a été faite avec un modèle de régression logistique ajusté sur la consommation d’alcool à l’inclusion et sur le centre investigateur.
RÉSULTATS
► Sur 323 patients éligibles, 320 ont été randomisés (baclofène = 158 ; placebo = 162). Leurs caractéristiques étaient similaires à l’inclusion : âge = 49 ans, ancienneté de l’alcoolo-dépendance = 14 ans, consommation d’alcool = 100 ± 70 g/j, jours par mois avec forte consommation = 17 ± 10 jours. Il y avait significativement plus de femmes dans le groupe placebo. Sur les 320 patients inclus, 130 (41 %) sont prématurément sortis de l’essai, en moyenne au 156e jour, principalement par retrait du consentement dans le groupe baclofène et inefficacité dans le groupe placebo. En termes de posologie cible, 65,6 % des patients ont atteint 180 mg/j dans le groupe baclofène vs 88,8 % dans le groupe placebo pour une posologie de maintenance moyenne de 153,5 mg/j (67 % > 160 mg/j).
► Dans l’analyse sur le critère principal, 11,9 % des patients du groupe baclofène ont été totalement abstinents pendant 20 semaines consécutives vs 10,5 % dans le groupe placebo : Odds-ratio (OR) = 1,20 ; IC 95 % = 0,58-2,50 (p = 0,62). Une réduction de la consommation quotidienne d’alcool a été observée à 6 mois dans les 2 groupes : - 5,5 verres dans le groupe baclofène vs - 4,5 dans le groupe placebo. Cette différence n’était ni significative (p = 0,10) ni cliniquement pertinente (10 grammes en moins sur 100 ± 70 g/j à l’inclusion). Il n’y a pas eu de différence entre les groupes en termes de jours mensuels de forte consommation d’alcool (p = 0,23). Enfin, en termes de craving, il y a eu une différence significative sur l’échelle OCDS (- 2,86 points, p = 0,02) dans le groupe baclofène vs placebo avec une taille d’effet évaluée à 0,41, correspondant à une efficacité considérée comme faible.
Enfin, il y a eu une différence en défaveur du baclofène sur la plupart des effets indésirables cliniques, en particulier la somnolence (OR = 2,67 ; 1,65 - 4,31), les troubles du sommeil (OR = 1,47), la fatigue (OR = 1,20), et les vertiges et étourdissements (OR = 2,97 ; 1,66-5,30).
COMMENTAIRES
► Alpadir est l'un des deux essais randomisés en double insu censés argumenter une future AMM (exclusivement française) du baclofène chez les patients ayant des problèmes avec l’alcool. Malgré un essai méthodologiquement bien conçu et relativement bien conduit dans cette population particulière très instable (41 % de sorties d’essai prématurées), les résultats sur les trois principaux critères d’efficacité (abstinence complète pendant 5 mois, consommation quotidienne d’alcool et nombre de jours avec forte consommation par mois) montrent qu’il n’y a aucune différence significative entre les groupes, avec une tolérance en défaveur du baclofène. Afin de masquer leur déception, les auteurs insistent sur l’efficacité du baclofène sur le craving. Cependant, il faut considérer ce résultat comme exploratoire après l’échec sur le critère principal. Alpadir n’a pas été conçu pour réduire le craving, sa taille d’effet est faible et la mauvaise tolérance nuance cette efficacité.
► L’enjeu pour le baclofène est d’obtenir une AMM, et il faut remettre Alpadir dans son contexte. Tout comme Bacloville, cet essai financé par l’industrie a été légitimement exigé par les autorités de santé, publié dans une revue à faible impact factor (2,75), et les “thuriféraires” du baclofène n’en n’ont pas fait de publicité (ce qui se comprend).
Antérieurement, un petit essai randomisé allemand (56 patients) avait montré l’effet significatif d’une forte dose de baclofène sur l’abstinence à 3 mois (5). En revanche, un autre petit essai randomisé néerlandais (151 patients) n’avait montré aucune différence entre le placebo, le baclofène 30 mg et 150 mg/j (6). Entre-temps, l’étude observationnelle en vraie vie, commandée par la Cnam (3), de moindre niveau de preuve, suggérait que, comparativement aux autres médicaments ayant une AMM dans le traitement des problèmes d’alcool (acamprosate, naltrexone, nalméfène, disulfiram), le baclofène à une posologie comprise entre 75 et 180 mg/j multipliait le risque de décès par 2 et l’augmentait de 127 % pour une posologie > 180 mg/j. Ces données ont logiquement conduit l’ANSM à réduire la posologie maximale du baclofène de la RTU à 80 mg/j, dose à laquelle son efficacité est très peu probable.
► Au total, l’avenir du baclofène est entre les mains des résultats de Bacloville. Cet essai s’est terminé en 2014 et est en cours de publication.
► En pratique, la prise en charge (pharmacologique et psychologique) des patients ayant des problèmes avec l’alcool, en particulier alcoolo-dépendants, est extrêmement difficile. En l’état actuel des données de la science, il est prudent de ne pas prescrire de baclofène à forte dose tant que les autorités de santé ne se sont pas prononcées, le ratio bénéfice/risque de ce principe actif à forte dose est encore trop incertain.
NB : La France est le seul pays au monde dans lequel l’intérêt thérapeutique du baclofène dans cette indication agite le monde médical, le système de santé et la société tout entière.
Bibliographie
1- Ameisen O. Complete and prolonged suppression of symptoms and consequences of alcohol-dependence using high-dose baclofen: A self-case report of a physician. Alcohol and alcoholism 2005;40:147-50.
2- Ameisen O. Le dernier verre. Paris : Denoël ; 2008, 298 p.
3- Cnam, ANSM, Inserm. Le Baclofène en vie réelle en France entre 2009 et 2015. Usages, persistance et sécurité, et comparaison aux traitements des problèmes d’alcool ayant une autorisation de mise sur le marché. http://ansm.sante.fr/S-informer/Communiques-Communiques-Points-presse/R…
4- Anton RF, Latham PK, Moak DH. The Obsessive-Compulsive Drinking Scale: A Self-Rated Instrument for the Quantification of Thoughts about Alcohol and Drinking Behavior. Alcoholism Clinical and Experimental Research 1995;19:92-9.
5- Muller A, Geisel O, Pelz P, et al. High-Dose Baclofen for the Treatment of Alcohol Dependence (BACLAD study): A Randomized, Placebo-Controlled Trial. European Neuropsychopharmacology 2015;25:1167-77.
6- Beraha EM, Salemink E, Goudriaan AE et al. Efficacy and safety of high-dose baclofen for the treatment of alcohol dependence: A multicentre, randomised, double-blind controlled trial. European Neuropsychopharmacology 2016;26:1950-9.
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