Mise au point

Le déni de grossesse

Publié le 07/06/2024
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Longtemps sous-estimé et mal compris, le déni de grossesse constitue un véritable enjeu de santé physique et mentale pour la femme enceinte et pour l’enfant. Ses conséquences sur la morbidité maternelle, fœtale et néonatale sont renforcées par l’absence de suivi obstétrical et de préparation à la parentalité. Sa gravité est fonction de sa durée avant la levée du déni, des conditions de celle-ci et de la qualité de la prise en charge pluridisciplinaire.

Crédit photo : SCIENCE SOURCE/PHANIE

INTRODUCTION

> Le déni de grossesse (DG) est défini par le fait d’être enceinte au-delà de cinq mois sans en avoir conscience et sans manifester de signes gravidiques. Selon la date de levée du déni, on parle de déni partiel (DPG) si la prise de conscience est effective après cinq mois de grossesse mais avant le terme et de déni total (DTG) s’il n’est levé qu’au moment de l’accouchement.

Dans le déni total de grossesse et d’accouchement (DTGA), la femme n’a pas eu conscience d’être enceinte et accouche seule, sans témoin, sans réaliser ce qui lui arrive, voire avec une amnésie traumatique de la parturition. Ce type d’accouchement, compte tenu des conditions dans lesquelles il se déroule et du stress aigu qu’il engendre, se solde fréquemment par la mort de l’enfant, posant la question du néonaticide et de la responsabilité de la mère.

La gravité du déni est donc liée à la durée de celui-ci et des conditions dans lesquelles il s’interrompt. D’où l’importance d’un repérage précoce et d’un accompagnement de qualité lors de la levée du déni.

ÉPIDÉMIOLOGIE

> La prévalence du DPG est de 1 grossesse sur 500, chiffre équivalent dans tous les pays occidentaux ; celle du DTG de 1/2 500. Celle du DTGA est de 1/10 000 naissances (50 à 80 cas par an en France avec presque toujours la mort de l’enfant, soit par traumatisme du nouveau-né, soit par mort apparente suivie d’absence de prise en charge, soit par hémorragie via le cordon).

Environ 1 % des accouchements ayant lieu à domicile feraient suite à un déni de grossesse. Chaque année en France, 1 800 femmes accouchent après un déni de grossesse. Sa fréquence est bien supérieure à celle des principales pathologies obstétricales graves (1/2 500 pour l’éclampsie).

La récidive est fréquente ; une femme peut donc avoir plusieurs enfants avec des grossesses chaque fois déniées. Inversement, un DG peut survenir après une ou plusieurs grossesses normales.

> Le déni de grossesse peut prendre des formes très variées : femmes qui découvrent leur grossesse à l’occasion d’une consultation médicale réalisée pour un autre motif ; qui accouchent à l’improviste d’un enfant sain et à terme ; qui découvrent leur grossesse lors d’un accouchement prématuré ou à l’occasion d’une mort fœtale in utero ; qui sont accusées de néonaticide alors qu’elles n’ont pas eu conscience de leur grossesse ni même non plus de leur accouchement brutal et dramatique.

ASPECTS PSYCHOPATHOLOGIQUES

Défini par les psychiatres comme un syndrome regroupant des symptômes psychiques et somatiques rattachés à l’ambivalence du désir d’enfant ainsi qu’à l’impossibilité, inconsciente le plus souvent, de l’exprimer, le déni de grossesse ne figure toujours pas dans les classifications internationales des troubles mentaux du ­DSM-5 et de la CIM-10 comme entité spécifique mais est inscrit dans la section « Troubles liés aux traumatismes et au stress » du DSM-5 de 2013.

> Pour certains psychiatres, le déni de grossesse est une forme de dénégation, « mécanisme de défense » permettant d’éviter les conflits internes liés à l’ambivalence du désir maternel. Comme l’écrit le psychiatre Benoît Bayle, au cours d’une grossesse normale, « un espace psychique de gestation se construit, espace de pensées et de représentations en lien avec la venue de l’enfant » (1). Le rapport au corps (faible intérêt pour le corps et la sexualité retrouvé chez de nombreuses femmes concernées, pour le Pr Israel Nisand, gynécologue), l’incapacité de l’énonciation de la grossesse à autrui, l’ambivalence du désir d’enfant, le traumatisme psychique et les représentations liées à un enfant inconcevable (issu d’un viol, d’un inceste, père inconnu), des antécédents traumatiques (violences sexuelles, maltraitance) sont autant de pistes pour mieux comprendre les mécanismes psychiques qui concourent au déni de grossesse et empêchent la gestation psychique.

Par un mécanisme inconscient de défense vis-à-vis des remaniements psychiques décisifs et indispensables au déroulement d’une grossesse normale, la femme n’a pas conscience de son état de grossesse. Elle n’a pas non plus, ou peu, de manifestations corporelles qui accompagnent normalement physiologiquement une grossesse (voir ci-dessous et encadré 1). Ce déni concerne également les proches, géniteur compris, qui sont eux aussi inconscients de la grossesse, y compris au dernier trimestre.

> Concernant les facteurs de vulnérabilité, les études épidémiologiques, peu nombreuses sur le sujet, soulignent l’hétérogénéité des contextes concernés. Le DG survient à tout âge mais un âge inférieur à 20 ans (l’inceste serait une des premières causes de déni chez les très jeunes femmes) ou supérieur à 40 favoriserait le risque. Toutes les classes sociales sont touchées et il n’y a pas de profil type psychosocial de femme ayant un DG. Néanmoins, la précarité, l’instabilité sociale, l’isolement affectif, des antécédents de traumatismes physiques et sexuels sont autant de facteurs favorisant le déni et aggravant la morbidité fœto-maternelle puis l’établissement d’un lien mère/enfant (2).

MORBIDITÉS MATERNELLE ET FŒTALE

> Le DG est synonyme d’absence de suivi médical, elle-même facteur d’aggravation ou de précipitation des pathologies obstétricales classiques (prééclampsie, éclampsie, diabète, infections, etc.). Il est aussi associé à l’absence de préparation aux processus de parentalité et de maternage et expose donc aux troubles des interactions mère-enfant comme à l’absence de triangulation avec le père. De plus, chez les femmes en situation de précarité sociale, ce déni empêche toute organisation de la prise en charge sociale. Le DTGA, complication du DTG, expose à un accouchement à haut risque, en urgence, dans un lieu inadapté.

> Néanmoins, une grande partie des DPG et des DTG se terminant par l’accouchement, en maternité ou en présence d’un tiers, d’un enfant vivant et sain se prolongent par un attachement de qualité avec une prise en charge adaptée tenant compte de la situation conjugale, familiale, sociale.

PRÉVENTION ET REPÉRAGE DU DÉNI

> Près d’une femme sur deux avec déni de grossesse a consulté un médecin pendant les mois qui ont précédé le diagnostic, et ce, pour un symptôme fonctionnel, sans que le diagnostic ne soit fait. Cette « occasion ratée » de diagnostiquer la grossesse et d’entamer un dialogue avec la femme ne fait alors que renforcer et légitimer celle-ci dans son déni, avec des conséquences gravissimes lorsque la grossesse va à son terme. Dans une étude britannique, 38 % des femmes ayant consulté pendant leur grossesse n’ont pas été reconnues enceintes par leur médecin (4).

> Sur le plan physique, les modifications physiologiques de la grossesse sont souvent minimes ou minimisées :

- pas ou peu de signes neurovégétatifs habituels tels que nausées, vomissements, fatigue, ou signes d’interprétation erronés,

- aménorrhée inconstante ou interprétée comme une ménopause précoce chez les femmes autour de 40 ans,

- fréquents saignements intermittents interprétés comme la persistance d’un cycle menstruel normal (trois femmes sur quatre ayant eu un DG disent avoir eu des saignements comparables à des règles),

- prise d’une contraception (le plus souvent contraception orale) qui renforce le déni puisqu’une grossesse est supposée impossible,

- absence de modification corporelle au fil des mois et parfois jusqu’au terme (prise de poids minime, abdomen non modifié avec persistance d’un ventre plat, pas de modification des seins),

- mouvements fœtaux non perçus ou interprétés comme des troubles digestifs,

- douleurs ou gêne abdominales non rattachées à des contractions utérines mais interprétées comme des troubles d’autres origines (digestives, psychologiques, etc.).

Repérer un déni de grossesse requiert chez les professionnels de santé une connaissance du phénomène, alliée à une solide capacité d’écoute puisque la femme qui vient en consultation, quel qu’en soit le motif, n’a pas conscience que celui-ci cache une grossesse évolutive.

Céphalée, toux, œdème des membres inférieurs, maux de ventre sont autant de symptômes allégués, sans conscience qu’ils expriment et cachent la grossesse tout à la fois. Ces symptômes, variables selon l’histoire singulière de chaque femme, doivent être décodés par les soignants consultés.

Une douleur abdominale ou pelvienne inexpliquée doit inciter à la pratique d’une échographie et/ou un test de grossesse.

> En amont, chez les femmes en âge de procréer, la prise en charge médicale doit s’attacher à (5) :

- adapter la contraception et renforcer l’information : une défaillance de la maîtrise de la contraception est souvent retrouvée (7 % des femmes ayant un contraceptif oral sont enceintes chaque année),

- pratiquer un examen clinique chez les jeunes femmes lors d’une première demande de contraception.

- prévenir le tabagisme : 50 % des femmes fumeuses ont des règles irrégulières rendant inconstante la prise en compte de l’aménorrhée comme signe d’une possible grossesse,

- délivrer une information et une éducation à la sexualité chez les adolescentes,

- rechercher les antécédents de violences, d’abus sexuels, de viols ou de traumatismes durant l’enfance ou après. Le DPG et le DTG posent la question des violences faites aux femmes souvent observées chez ces patientes,

- décoder tout signe fonctionnel qui pourrait cacher une grossesse.

Encadré 1 : Comment expliquer l’absence de modifications corporelles ?

La théorie du cerveau bayésien constitue un champ en plein essor au sein des neurosciences. Cette théorie suggère que le cerveau génère des prédictions à propos des entrées sensorielles, correspondant à une anticipation des phénomènes sensoriels que le corps va expérimenter. Lorsqu’il existe un décalage entre les prédictions et les entrées sensorielles, le cerveau est normalement capable de s’adapter. La grossesse et le post-partum provoquent chez la femme des remaniements physiologiques majeurs en termes morphologiques, endocriniens et thermiques, conjointement à des modifications de l’activité cérébrale. Étirement des muscles abdominaux, transformation de l’utérus, refoulement de la vessie et de l’intestin accompagnent la croissance du fœtus et la progression de la grossesse. L’intéroception désigne la perception de ces signaux corporels internes. Ces changements entraînent un ajustement de la manière dont le cerveau traite les signaux intéroceptifs provenant du corps, et participent à la perception maternelle des mouvements fœtaux pendant la grossesse et au développement des liens d’attachement prénataux. Dans le déni de grossesse, il pourrait exister des défauts de traitement des signaux intéroceptifs par le cerveau, produisant des perceptions altérées des signaux liés à la grossesse, suggèrent les psychiatres et chercheurs en neurosciences H. Bottemanne et L. Joly. « La manière dont le cerveau traite les informations intéroceptives pendant la grossesse est capitale pour comprendre la phénoménologie et la psychopathologie périnatale, en particulier la perception maternelle des mouvements fœtaux, l’attachement materno-infantile anténatal, le déni de grossesse, les mouvements fœtaux fantômes après l’accouchement, la pseudocyèse (grossesse fantôme dite nerveuse) ou encore le délire puerpéral de parasitage » écrivent-ils.

Hugo Bottemanne, Lucie Joly. Théorie bayésienne de l’intéroception maternelle pendant la grossesse et le postpartum. L'Encéphale Volume 49, Issue 2, April 2023, Pages 185-19X.

LA LEVÉE DU DÉNI

Quand le déni est levé, au 2e ou 3e trimestre pour les dénis partiels, avec la prise de conscience de la grossesse, des modifications corporelles apparaissent en quelques heures ; le volume du ventre devient visible, prenant la forme d’une grossesse évolutive.

La phase de levée du déni est un moment clé de la prise en charge médicale et psychologique mais également un moment de crise avec fort risque de rupture de suivi.

Les réactions engendrées sont variables selon le stade de la grossesse et les patientes : à la sidération peuvent succéder une forme d’indifférence, un état de stress aigu (stupeur, incompréhension, rejet) accompagné de réactions de déréalité, de dépersonnalisation, de délire psychotique.

> Lors de la levée du déni, la qualité de la prise en charge pluridisciplinaire est essentielle, en s’attachant à :

- prévoir la date de l’accouchement, déculpabiliser la femme et expliquer le déroulé de la grossesse, assurer le suivi anténatal,

- comprendre qui partageait le déni (parents, conjoint), ce que souhaite dire la future mère et à qui,

- dépister les pensées négatives à l’encontre du bébé,

- rechercher des antécédents de violences en évitant les termes de viol, d’agression : « Avez-vous été frappée, battue ? Avez-vous eu des rapports sexuels forcés ? »,

- rechercher des idées suicidaires ou des signes de dépression,

- expliquer la possibilité d’un consentement à l’adoption après accouchement dans le secret, éventuellement en gardant l’anonymat,

- mettre en place une prise en charge médico-psychologique adaptée destinée à aider la mère à dépasser le choc émotionnel, à favoriser l’établissement d’un lien avec son enfant à naître et le soutien de l’entourage.

> Dans les situations de DTGA avec enfant retrouvé mort, pour éviter l’incarcération préventive et la mise en examen pour « meurtre sur mineur de moins de 15 ans », il importe de rédiger, en concertation avec un psychiatre vu en urgence, un certificat attestant de l’abolition totale du discernement entraînée par la dissociation psychique liée au déni total d’accouchement après DTG (5) .

Encadré 2 : Parturition cataclysmique en l’absence de témoin et criminalisation de la mort du nouveau-né


Dans le DTGA, la femme, au moment de l’accouchement, expulse brutalement ce qu’elle croit être un corps étranger ou des matières fécales, qui est en fait un nouveau-né. Cette expulsion du fœtus provoque une dissociation psychique. Cet état de sidération entraîne une abolition du discernement et peut être à l’origine d’un passage à l’acte impulsif sous la forme d’un geste néonaticide (10 à 35 % des cas) face à une réalité impensée et impensable. Le Code pénal a fait disparaître le terme d’infanticide depuis 1992 pour le remplacer par celui de meurtre de mineur de moins de 15 ans. Mais la mort du nouveau-né peut aussi être traumatique lors de l’expulsion, liée à une hémorragie fœtale par déchirure du cordon ou par manque de soins chez un enfant en état de mort apparente alors qu’il aurait pu être réanimé avec des soins adaptés. Pour de nombreux auteurs et experts, dans les DTGA et même en cas de réel néonaticide, la mort du nouveau-né n’est pas criminelle puisque lors de l’expulsion, la mère est en état d’abolition du discernement et relève donc de l’article 122-1 du Code pénal.

Delcroix MH et al. Déni total de grossesse et d’accouchement : la mort du nouveau-né n’est pas criminelle. Presse Med 2019 ;48(12) : 1580-2 Code pénal : www.legifrance.gouv.fr/codes/id/

Après la naissance, dans la plupart des dénis totaux, la femme connaît une période de sidération de durée variable, parfois des réactions aiguës de prostration ou de délire, mais là aussi, celles-ci sont fonction de la qualité de la prise en charge pluridisciplinaire. Dans la plupart des cas, l’attachement se fait après un temps variable de mise en place des interactions mère/enfant, et ce, sans infanticide secondaire.

En résumé

- Défini par le fait d’être enceinte au-delà de cinq mois sans en avoir conscience, le DG peut être partiel (levée avant l’accouchement) ou total.
- Touchant environ 1 800 femmes enceintes chaque année en France, il est plus fréquent que les principales pathologies obstétricales graves.
- Lié notamment, selon les psychiatres, à l’ambivalence du désir d’enfant, il peut toucher les femmes de tout âge et tout milieu social.
- Les modifications physiologiques de la grossesse sont souvent minimes ou minimisées.
- La gravité est fonction du délai avant la levée du déni, d’où l’importance d’un repérage précoce.
- La phase de levée du déni est un moment clé, avec un fort risque de rupture de suivi, et doit faire l’objet d’une prise en charge pluridisciplinaire.

Bibliographie :

(1) Bayle B. Actes du 1er colloque français sur le déni de grossesse. Editions Universitaires du sud 2009. P75 -89

(2) Navarro F. Actes du premier colloque français sur le déni de grossesse. Editions universitaires du sud. Juin 2009

(3) Pierronne C. Le déni de grossesse : à propos de 56 cas observés en maternité. Perspect Psychiatr 2002 ; 41 (3):182-8

(4) Angela Jenkins, Simon Millar et James Robins, « Denial of pregnancy – a literature review and discussion of ethical and legal issues », Journal of the Royal Society of Medicine, vol. 104, n°7, juillet 2011, p. 286–291

(5) Pr Michel-Henri Delcroix, Conchita Gomez Ordonnances en gynécologie obstétrique 2024. 4e édition Maloine

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt relatif au contenu de cet article

Dr Caroline Martineau, avec le Pr Michel-Henri Delcroix, gynécologue-obstétricien, expert auprès de la cour administrative de Douai, membre de l’Académie nationale de chirurgie

Source : Le Quotidien du Médecin