Addiction

LE SEVRAGE TABAGIQUE À L’AMÉRICAINE

Publié le 26/10/2018
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À l’heure où l'opération « mois sans tabac » débute, un essai mené dans des entreprises américaines et publié dans le NEJM montre que donner directement de l’argent aux salariés fumeurs est plus efficace pour arrêter le tabac que les conseils, les médicaments gratuits ou l’e-cigarette gratuite. Liée au contexte culturel, cette méthode aurait peu de chances d’atteindre le même résultat en France.
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Crédit photo : phanie

Efficacité comparative des médicaments, de l’e-cigarette et des incitations financières pour arrêter de fumer : un essai pragmatique
Halpern SD, Harhay MO, Saulsgiver K, & al. A Pragmatic Trial of E-Cigarettes, Incentives, and Drugs for Smoking Cessation. N Engl J Med 2018 ; 378 : 2302-10.

CONTEXTE

Aux États-Unis, la majorité des grandes entreprises propose des programmes de sevrage tabagique gratuits à leurs employés et la moitié d’entre elles récompense ceux qui ont arrêté de fumer avec quelques centaines de dollars (1). De nombreuses études ont démontré que différents programmes de sevrage : counselling, médicaments, e-cigarette, incitations financières (2) étaient (plus ou moins) efficaces chez des sujets volontaires pour arrêter. Cependant, aucun essai n’avait directement comparé ces divers programmes et méthodes entre eux, et aucun ne s’était adressé à l’ensemble d’une communauté de fumeurs (volontaires au sevrage ou non).

OBJECTIFS

Comparer l’efficacité de quatre différentes méthodes de sevrage tabagique à la prise en charge de base standard recommandée aux États-Unis (médicaments ± e-cigarette).

MÉTHODE

Essai randomisé en ouvert chez les fumeurs travaillant dans 54 entreprises en Pennsylvanie. Tous ont été invités à participer après avoir déclaré leur intention ou désir de s’arrêter ou non. Ils avaient tous accès à un site Internet privé et gratuit où ils disposaient d’informations sur les bénéfices de l’arrêt du tabac sur leur santé. Les sujets randomisés ayant visité ce site Internet au moins une fois pendant l’essai ont constitué une cohorte particulière appelée « engagée ».

Tous les sujets n’ayant pas refusé de participer ont été randomisés en cinq groupes stratifiés par entreprise :

Prise en charge habituelle : conseils + suivi psychologique (groupe PECH). Prise en charge pharmacologique gratuite (+ e-cigarette gratuite en cas d’échec précoce des médicaments ou intolérance). Ce groupe était considéré comme le groupe témoin (GT). Cigarette électronique gratuite sans recours antérieur aux médicaments (groupe e-cig). 600 dollars définitivement acquis et disponibles + médicaments + e-cigarette (gratuits) si nécessaire (groupe $Acquis). 600 dollars bloqués sur le compte en banque, et progressivement amputés de 100, 300 et 600 dollars s’ils n’avaient pas arrêté de fumer un mois, trois mois et six mois après la date choisie + médicaments + e-cigarette (gratuits) si nécessaire (groupe $Remboursable).

► Le critère de jugement principal était l’abstinence complète six mois après la date d’arrêt du tabac librement choisie par le participant. L’abstinence complète était mesurée et confirmée à un mois, trois mois et six mois par un dosage urinaire de cotinine < 20 ng/ml. À défaut, une carboxyhémoglobine sanguine < 4 % était suffisante. Pour les sujets utilisant des substituts nicotiniques, l’anabasine urinaire devait être < 2 ng/ml et la carboxyhémoglobine sanguine < 4 %. Les biologistes en charge des tests étaient en insu de la randomisation. Pour les motiver à rester dans l'essai, les participants ayant déclaré être abstinents recevaient une petite somme d’argent s’ils se soumettaient aux tests urinaire et sanguin. À chaque étape d’évaluation, ceux ayant déclaré qu’ils continuaient à fumer ont été considérés comme des échecs, et n’ont pas eu de contrôle biologique. Enfin, un suivi observationnel à un an a été proposé aux abstinents confirmés à six mois.

► L’analyse statistique a été faite en intention de traiter par régression logistique ajustée sur les comparaisons multiples par la méthode de Holm (3). Tous les groupes ont été comparés entre eux à l’exception du groupe counselling + suivi psychologique (PECH). Une analyse supplémentaire a été conduite dans la cohorte dite « engagée », avec l’hypothèse que ces participants étaient initialement les plus motivés.

RÉSULTATS

Sur les 6 131 employés fumeurs répertoriés, 125 (2 %) ont décliné l’invitation et 6 006 ont été randomisés et inclus dans l’analyse finale en intention de traiter. Les caractéristiques des cinq groupes randomisés étaient similaires à l’inclusion : âge = 44 ans, femmes = 51 %, ancienneté du tabagisme = 18 ans, consommation médiane = 10 cigarettes par jour. Un peu moins de 30 % des participants ont déclaré qu’ils souhaitaient arrêter de fumer et avaient besoin d’aide. La cohorte dite « engagée » comprenait 1 191 sujets, soit 19,8 % de la population totale.

► Dans la totalité de la population incluse, le taux d’abstinence complète confirmée à six mois a été de 1,3 % (80 sujets). Il a été de 0,1 % dans le groupe PECH, 0,5 % dans le groupe témoin (médicaments + e-cigarette si échec pharmacologique ou intolérance), 1 % dans le groupe e-cig, 2 % dans le groupe $Acquis et 2,9 % dans le groupe $Remboursable. Les comparaisons statistiquement significatives concernaient le groupe $Remboursable vs témoin (p < 0,001), le groupe $Acquis vs témoin (p = 0,006) et le groupe $Remboursable vs e-cigarette (p = 0,008). Toutes les autres comparaisons entre les groupes étaient non significatives, y compris $Acquis vs $Remboursable.

► Globalement, les taux d’abstinence dans la cohorte « engagée » étaient 4 à 6 fois supérieurs à ceux de la population « non engagée » et les différences relatives observées entre les groupes étaient identiques à celles de la population totale, y compris pour celles qui étaient significatives.

► Enfin, dans le suivi observationnel six mois après la fin de l’intervention, environ la moitié des sujets abstinents complets confirmés en fin d’essai l’étaient encore à 12 mois, quel que soit le groupe.

COMMENTAIRES

Ce travail est d’obédience très américaine : les fumeurs sont payés pour arrêter alors qu’en France leurs frais sont remboursés (depuis très peu de temps). Le calcul expliquant la position des entreprises américaines est que cela coûte moins cher de payer les fumeurs pour arrêter que de financer une partie de leur assurance maladie ou de leurs soins.

► Cet essai original a deux qualités principales : une méthode et une analyse statistique très rigoureuses, un environnement pragmatique plus proche de la vraie vie des fumeurs (y compris des non volontaires) et des cliniciens que l’environnement hyper sélectif et contraint d’un essai randomisé.

► La première remarque est que le taux d’abstinence complète dans les deux groupes payés pour arrêter était très inférieur à celui observé dans les essais classiques d’incitation financière (2,4). Ce phénomène est probablement lié au fait que les patients inclus dans le présent essai n’étaient pas tous motivés pour arrêter de fumer et demandeurs d’aide. D’ailleurs, dans la cohorte de sujets « engagés », le taux d’abstinence se rapprochait de celui des essais d’incitation financière antérieurs.

La deuxième remarque concerne le taux d’abstinence complète, très faible quel que soit le groupe. Au mieux, il ne dépassait pas 2,9 % à six mois et la moitié à 12 mois. Aux États-Unis, ce très faible taux est néanmoins considéré comme coût/efficace (5), y compris en cas d’incitation financière. Compte tenu des différences culturelles entre les États-Unis et l’Europe du Sud sur le rapport à l’argent, il n’est pas certain que les incitations financières aient la même efficacité en France.

La troisième remarque concerne l’inefficacité de la cigarette électronique dans cet essai vs médicaments associés ou pas d’intervention, ce qui n’est pas totalement en accord avec la littérature publiée.

► Au total, bien que cet essai soit de très bonne qualité et proche de la vraie vie des fumeurs non sélectionnés et des praticiens, les différences de culture et de philosophie, prioritairement conduites par des intérêts financiers aux États-Unis, les résultats observés ne sont probablement pas reproductibles dans les pays du sud de l’Europe. Cela étant, si le taux d’abstinence à long terme (au moins un an) lié aux différents programmes et méthodes de sevrage est faible (6), il ne faut pas se décourager.

Bibliographie
1- Willis Towers Watson. Full report: 2016 21st annual Willis Towers Watson Best Practices in Health Care Employer Survey – high-performance insights. January 4, 2017. https://www.willistowerswatson.com/en/insights/2017/01/full-report-2016….
2- Volpp KG, Troxel AB, Pauly MV, & al. A randomized, controlled trial of financial incentives for smoking cessation. N Engl J Med 2009;360:699-709.
3- Holm S. A simple sequentially rejective multiple test procedure. Scand J Stat 1979; 6: 65-70.
4- Cahill K, Hartmann-Boyce J, Perera R. Incentives for smoking cessation. Cochrane Database Syst Rev 2015;5:CD004307.
5- Asay GRB, Homa DM, Abramsohn EM, & al. Reducing smoking in the US federal workforce: 5-year health and economic impacts from improved cardiovascular disease outcomes. Public Health Rep 2017;132:646-53.
6- https://www.has-sante.fr/portail/jcms/c_1718021/fr/arret-de-la-consomma…

 

Dr Santa Félibre (généraliste enseignant, Paris)

Source : Le Généraliste: 2849