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Dossier

Complotisme

Les généralistes, piliers de la cure de désinfox

Par Amandine Le Blanc - Publié le 11/12/2020
Les généralistes, piliers de la cure de désinfox

Les médecins de famille français constatent chez leurs patients une augmentation de la défiance à l’égard de la science, ainsi que la prolifération de fake news.
GARO/PHANIE

Virus fabriqué en laboratoire, vaccin bourré de nanotechnologies, pénurie de masques orchestrée par le gouvernement pour régler la question des retraites… les théories complotistes autour de la pandémie ont pris une ampleur sans précédent pendant cette crise sanitaire. Sans forcément tomber dans le conspirationnisme, les fausses informations en santé s’invitent de plus en plus souvent au cabinet de médecine générale. Les généralistes ont un important rôle à jouer pour faire de la pédagogie auprès de la population et assurer, notamment, le succès de la future campagne de vaccination.

Les thèses conspirationnistes en santé ne se sont jamais aussi bien portées qu’en ce moment. Dernier symptôme de cette explosion des fake news et autres théories complotistes, le succès de Hold-up. Sorti sur Internet et les réseaux sociaux le 11 novembre, ce « documentaire » conspirationniste avait déjà été vu six millions de fois sur différentes plateformes de visionnage en à peine dix jours, selon le site Checknews.

En 2 h 43, le docu donne la parole à de prétendus experts qui assènent accusations et contre-vérités. Sont pêle-mêle évoquées la perspective de 500 000 morts du Covid-19 au Royaume-Uni, l’euthanasie des seniors organisée par l’État ou encore la création du virus du Covid-19 par l’Institut Pasteur (qui a annoncé qu’il déposait plainte pour diffamation)…

Très inquiètes du succès de cette « œuvre », les Académies de médecine, des sciences, de pharmacie et des technologies se sont insurgées dans un communiqué commun contre « l’envahissement de la sphère médiatique par les fausses nouvelles et les théories du complot ». « Les attaques contre la science affectent aujourd’hui de nombreux aspects de la vie de nos sociétés. Ces attaques doivent inviter scientifiques, éducateurs, professionnels des médias et citoyens à la plus grande vigilance. Il faut poursuivre auprès de tous la recherche des réponses appropriées et les efforts de pédagogie et de transparence sur l’état des connaissances scientifiques et technologiques, qui évoluent rapidement », affirment ces institutions.

Brouhaha médiatique

Le complotisme n’est pas un phénomène nouveau mais il prend une ampleur inédite ces derniers mois avec la crise sanitaire. La profusion d’informations, associée aux grandes incertitudes autour du virus au début de la pandémie et aux hésitations et volte-face des pouvoirs publics sur certains sujets, aura participé à son amplification. Le brouhaha médiatique a aussi altéré la confiance des Français dans le discours scientifique, ou tout au moins participé à sa confusion. « Le discours médical a été très difficile à suivre pour les personnes qui ne sont pas du milieu », reconnaît le Dr Matthieu Calafiore, généraliste à Wattrelos (Nord) et chroniqueur de la chaîne C8. « Lorsque l’on est dans une démarche scientifique, on est habitué à voir des discours qui changent », abonde le Dr Pascale Geffroy, généraliste à Orvault (Loire-Atlantique). « Vous avez sur les plateaux télé des médecins qui affirment tout et son contraire. Les gens se disent : "ils sont tous médecins, donc qui croire ? S’ils ne sont pas d’accord, c’est que certains doivent être mieux informés que d’autres, car non payés par l’industrie" », détaille le Dr Calafiore, qui regrette que les médias aient trop donné la parole à certains intervenants sulfureux.

Une pénétration plus forte jusqu’en consultation

Les publics qui adhèrent aux théories complotistes se caractérisent généralement par une défiance commune face aux institutions. En France, traditionnellement, celle-ci est forte. Et la confiance envers les scientifiques, qui était jusqu’alors assez élevée, a été fortement altérée par l’épidémie. Sept Français sur dix font encore confiance aux scientifiques mais c’est tout de même vingt points de moins qu’avant la pandémie.

Les médecins de famille constatent au quotidien cette augmentation de la défiance à l’égard de la science ainsi que la prolifération des fake news. Généraliste à Bondy, le Dr Sylvie Cochard est témoin de la montée « des thèses complotistes » chez ses patients. Et elle s’inquiète aussi de voir certains professionnels de santé relayer ce genre de théories. « Un des IDE du secteur qui croit à fond à ces thèses fait du prosélytisme auprès de ses patients », explique-t-elle. Le Dr Matthieu Calafiore constate également une « pénétration plus importante de ce discours ». Sans forcément adhérer à des théories conspirationnistes, les patients vont vouloir en débattre, connaître le sentiment de leur généraliste sur le sujet.

Même si la crise du Covid-19 accentue le phénomène, le Dr Geffroy constate une méfiance plus grande des patients depuis plusieurs années, notamment sur les traitements. « Les méfiances par rapport aux vaccins et aux traitements sont exprimées au quotidien. Ils veulent du naturel, du non-chimique, même s’ils ne savent pas trop ce qu’ils mettent derrière. Nous passons du temps à expliquer, à faire adhérer nos patients à leurs traitements », confie-t-elle. Récemment, elle a été confrontée très directement à la montée de ces discours. Des parents d’élèves ont en effet organisé une manifestation anti-masques dans sa commune. Quoiqu’hésitante au départ, la généraliste, extrêmement choquée, a décidé de s’y rendre avec une collègue pour dire pourquoi, en tant que professionnelle de santé, elle n’adhérait pas à ce propos. « J’ai été très surprise que les manifestants viennent nous interpeller en nous disant : "vous n’y connaissez rien, c’est nous qui savons". Ils n’accordent pas plus d’importance aux gens qui ont une expertise sur le sujet et qui veulent les aider à comprendre », raconte-t-elle. Face aux patients réellement complotistes, le Dr Cochard reconnaît avoir renoncé à argumenter : « Cela ne sert pas à grand-chose. Ils ont réponse à tout. »

Qui mieux que le généraliste ?

Mais cette portion de patients « irrécupérables » reste relativement faible dans la patientèle des généralistes, qui, au quotidien, réalisent un travail pédagogique important pour déconstruire fausses croyances et peurs. Le Dr Pascale Geffroy considère d’ailleurs que cela fait partie de sa mission. « Nous connaissons nos patients, l’éducation thérapeutique fait partie de notre quotidien. Nous essayons d’aller sur leur système de fonctionnement, sur leurs croyances pour pouvoir les soigner au mieux. » Ce travail, qui prend du temps, est parfois compliqué quand la salle d’attente est pleine et que les motifs de consultation sont multiples. Mais ce temps d’échange et de pédagogie porte souvent ses fruits. « J’essaie de leur faire verbaliser ce qui les inquiète derrière un refus de traitement par exemple, pour comprendre », détaille le Dr Geffroy. Depuis le début de l’épidémie, le Dr Calafiore a souvent été interpellé par ses patients, sur l’hydroxychloroquine par exemple. « Mais en ayant un discours très factuel et en répondant à toutes leurs questions, cela se passe très bien », souligne-t-il. Avec plusieurs collègues, il a lancé pendant l’épidémie le collectif Du côté de la science. « Nous essayons de faire en sorte que le grand public ait une information claire et de proposer un endroit où notre collectif donne des éléments factuels et des arguments qui s’appuient sur des données validées par la science », explique-t-il. Ces derniers mois, le collectif a tenté de peser dans le débat public (avec plutôt du succès). Pour lutter contre la propagation du Covid-19, il a réclamé le port du masque dès l’école primaire (à partir de 6 ans) et a encouragé l’aération régulière des lieux clos.

Faire adhérer les patients à la vaccination anti-Covid, une mission délicate

La proximité que le généraliste entretient avec ses patients fait sans doute de lui l’échelon le plus efficace pour lutter contre la désinformation et déconstruire certaines croyances. « Souvent, des patients nous disent : "j’ai entendu ça, mais je vous écoute vous". Chacun, dans son contexte, a besoin d’être touché et informé personnellement », souligne le Dr Geffroy. « Le généraliste est vraiment le professionnel de santé que l’on va consulter pour poser les questions. Il a un rôle central pour faire passer des informations », abonde le Dr Calafiore. Le médecin de famille joue donc un rôle prépondérant, sur la vaccination notamment. « Des études montrent que si les autorités vous conseillent d’aller vous faire vacciner, vous ne suivrez pas forcément la recommandation car c’est une parole assez lointaine ; en revanche, vous ferez confiance à votre généraliste », explique Antoine Bristielle, professeur agrégé de sciences sociales. Cette vérité risque de se vérifier avec le vaccin contre le Covid-19. En effet, une récente enquête Kantar menée dans cinq pays montrait que contrairement à la population d’autres pays (Italie, Grande-Bretagne, Allemagne, États-Unis), qui considère les autorités sanitaires comme source la plus fiable pour obtenir des informations sur un vaccin contre le coronavirus, les Français font davantage confiance à leur médecin traitant (61 %) qu’aux autorités sanitaires (43 %). S’ils veulent l’adhésion des Français à la campagne vaccinale qui se profile, les pouvoirs publics ont donc tout intérêt, comme l’a annoncé Jean Castex, à associer au maximum les généralistes et ne pas reproduire les erreurs de passé. « Pour le vaccin H1N1, les généralistes avaient été exclus de la campagne de vaccination, se remémore le Dr Calafiore. Les patients se sont dit : "ce n’est pas normal, d’habitude pour tous mes vaccins je vais voir mon généraliste et là il n’a pas le droit de me vacciner". Cela a fait grandir la suspicion autour du vaccin. »

Pour être efficace, la stratégie du gouvernement ne pourra pas contourner le généraliste mais plutôt espérer qu’ils en soient les meilleurs ambassadeurs.

Dossier réalisé par Amandine Le Blanc